Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Catherine II (suite)

L’attachement de Catherine aux lumières n’était pas pour autant un pur artifice de propagande : pourvu que son autorité restât intacte, elle désirait sincèrement répandre l’éducation, dans l’espoir que le sentiment de leur propre dignité rendrait les nobles plus aptes au service de l’État que la servilité ou l’intérêt. Elle applaudit aux comédies de Fonvizine, dont le Dadais ridiculisait l’ignorance des hobereaux provinciaux ; elle encouragea le pédagogue Betskoï, qui aurait voulu remodeler l’homme en l’arrachant dès la plus tendre enfance à l’influence du nid familial. Elle interdit à ses sujets de se qualifier officiellement d’esclaves du souverain et, dans la Charte de la noblesse (1785), elle reconnut aux privilégiés un minimum de libertés civiles : exemption des châtiments corporels, droit de ne pas être mis à mort ni expropriés sans jugement.

Jusqu’à la Révolution française, elle toléra même une liberté de pensée jusque-là inconnue en Russie. Non sans réserves, elle admit la publication de revues satiriques : le journaliste Novikov dut changer plusieurs fois de titre avant d’interrompre son activité, pour avoir attaqué personnellement la souveraine. Mais la censure fermait souvent les yeux sur les allusions que le lecteur comprenait à demi-mot, et l’édition put se développer considérablement. Dans tous les domaines de la vie intellectuelle, des travaux originaux appliquèrent les méthodes du rationalisme occidental à l’étude des réalités russes : voyages d’exploration géographique, réévaluation du passé avec les histoires de Russie du prince Chtcherbatov et de Boltine, discussions sur le progrès économique dans les « travaux de la Société libre d’économie ». À la gallomanie superficielle du règne précédent succéda une véritable imprégnation culturelle qui libéra l’élite de ses complexes à l’égard de l’Occident.

Pour suivre le mouvement des esprits et l’accélérer au besoin, Catherine n’hésita pas à offrir à ses sujets une certaine participation aux affaires publiques, du moins à l’échelon local : des assesseurs choisis par leurs pairs siégèrent désormais dans les tribunaux à côté des bureaucrates. Ce droit, il est vrai, profita surtout à la noblesse, qui reçut en outre le privilège d’une organisation corporative avec l’élection d’un « maréchal » de district ou de province et la réunion périodique d’assemblées générales, habilitées à présenter des vœux. Mais la Charte des villes (1785) étendit l’autonomie aux communautés urbaines, dominées par une oligarchie de marchands dont l’impératrice aurait voulu faire l’embryon d’un tiers état.

Ces concessions aux classes dominantes impliquaient un choix politique qui interdisait de remettre en cause le système social, fût-ce par des réformes anodines. Les débats de la commission législative avaient démontré que les nobles et marchands tenaient également au servage, même s’ils se disputaient sur les profits à en tirer. Devant cette unanimité, les velléités humanitaires de Catherine ne tinrent pas longtemps : elle lança bien un ballon d’essai par le truchement du député Korobine, qui proposa de reconnaître aux serfs un droit de propriété sur leurs biens mobiliers, mais la seule idée de soumettre le servage à une réglementation légale parut sacrilège à la majorité de la commission. La tsarine trouva dès lors dans la contradiction banale entre l’idéal et le réel une justification commode pour apaiser ses scrupules, qui ne l’empêchèrent pas de distribuer quelque 400 000 âmes à ses favoris, ni d’approuver l’asservissement des paysans ukrainiens (1783).

La résistance paysanne l’obligea même à sortir de ce pragmatisme faussement désabusé. Depuis que Pierre III avait libéré la noblesse du service obligatoire, le bruit circulait, en effet, que le tsar défunt s’était apprêté à émanciper également les serfs, et l’on attendait confusément la résurrection du martyr. Catherine louvoya : en confirmant la confiscation des domaines ecclésiastiques, elle donna la liberté à un million de paysans, mais elle élargit parallèlement les pouvoirs des propriétaires, désormais autorisés à faire déporter sans jugement les fortes têtes en Sibérie pour les travaux forcés dans les mines. Elle interdit aux serfs de lui présenter des suppliques pour se plaindre de leurs seigneurs : en vain, d’ailleurs, car la « petite mère » restait pour les paysans l’ultime recours. De cette confiance naïve devait venir le danger, quand le Cosaque Pougatchev réussit à se faire passer pour Pierre III : dans l’été 1774, la rébellion gagna la vallée de la Volga, et les serfs arrêtèrent spontanément maîtres et intendants, souvent pour les massacrer. Il fallut une véritable campagne militaire pour disperser les bandes d’insurgés.

La peur toujours latente d’une jacquerie généralisée ne suffit pourtant pas à obnubiler le jugement des gens cultivés : quoi de commun entre la poussée du monde des ténèbres et les postulats des lumières ? Tout changea avec la Révolution française, qui prouva que les idées pouvaient s’incarner. Plus avertie que bien des nobles qui se berçaient encore d’illusions lyriques, Catherine comprit tout de suite la menace et elle renonça pour de bon à son libéralisme de façade. Elle exila en Sibérie l’écrivain Radichtchev, « rebelle pire que Pougatchev » : pire en effet, puisqu’il retournait contre la noblesse sa propre culture et prenait au sérieux les principes que l’impératrice adorait du bout des lèvres ! L’atmosphère devint pesante, d’autant plus qu’avec l’âge la tsarine faisait moins qu’auparavant la distinction entre l’alcôve et le cabinet de travail : après la mort de Potemkine, qui avait, malgré sa paresse, l’étoffe d’un homme d’État, elle accorda sa confiance à des favoris sans envergure, dont la jeunesse était le seul atout. La politique de prestige coûtait cher : on la finança par l’inflation. En 1796 le rouble-assignat avait perdu 30 p. 100 de sa valeur nominale. Catherine II mourut donc peu regrettée, mais le court règne de son fils, en rappelant ce qu’était le despotisme sans fard, lui rendit bientôt justice : lorsque le jeune Alexandre promit, à son avènement, de revenir à la politique de son « immortelle grand-mère », la Russie respira.

J.-L. V. R.

➙ Russie.