Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

bureaucratie (suite)

Pour György Lukács, penseur du courant socialiste, fasciné par l’œuvre de Kafka, la bureaucratie peut s’analyser comme un processus de « réification » des rapports humains entre fonctionnaires, c’est-à-dire à leur impersonnalité et à leur « déshumanisation ». Seule la dynamique de la lutte des classes peut renverser cette dernière défense de la bourgeoisie que représente la bureaucratie.

Observant le fonctionnement de la société industrielle aux États-Unis, James Burnham souligne l’importance du pouvoir des managers, dont l’origine est leur capacité technique à résoudre les questions du développement industriel. Les responsables des grandes organisations, situés dans des appareils exécutifs, imposent en fait leur pouvoir à l’ensemble de la société à partir de leurs connaissances techniques ; on les appelle alors des technocrates, et c’est leur pouvoir qui met en péril les formes démocratiques de la gestion de la société politique.

C’est dans ce courant d’interrogations sur le pouvoir des gestionnaires ou des « cadres » des grandes entreprises publiques ou privées que l’école de sociologie française repose le problème des classes et de la bureaucratie. Georges Gurvitch avait déjà souligné le problème de la montée de la technobureaucratie, mais, plus récemment, Alain Touraine, soulignant l’ampleur du courant qui tend à rationaliser le monde industriel, montre que c’est au sein de l’écheveau des grandes organisations administratives et de production, entre les gestionnaires détenteurs du savoir et les exécutants aliénés par rapport au sens de leurs actes, que se situe la nouvelle lutte des classes d’une société avancée.

En définitive, le problème du rôle et de l’importance de la bureaucratie dans le développement des sociétés ressortit à la sociologie de l’État. Hegel avait le courage, pendant les guerres napoléoniennes, d’annoncer le début de la société « rationnelle » : nous sommes toujours affrontés aux modalités d’application de sa vision prophétique.


La bureaucratisation et la rationalité de l’organisation

C’est Max Weber qui a donné la première définition scientifique de la bureaucratie moderne : bureaucratie qu’il appelle monocratique, pour la distinguer des autres formes historiques connues (dans l’ancienne Égypte ou dans la Chine impériale par exemple). Pour lui, la bureaucratie monocratique est une forme d’organisation liée à la transformation du système de domination des sociétés occidentales modernes. Les principes de légitimité de l’ensemble des règles du jeu social changent : les règles ne sont plus légitimées au nom d’une tradition, mais tirent leur force de coercition de leur caractère rationnel reconnu par la collectivité. Cette rationalisation croissante de l’univers social pénètre aussi bien la vie économique ou politique que la vie religieuse. Et c’est ainsi qu’en Europe la Réforme, le capitalisme et l’État ont entre eux des liens profonds, que Weber cherchera à inventorier.

Ainsi entendue, la bureaucratie se développe et pénètre l’ensemble de la vie sociale, parce qu’elle représente le meilleur instrument d’organisation connu pour assurer le progrès de la rationalité. Tel est le fond de la thèse de Max Weber, qui s’attache ensuite à définir de manière opératoire ce qu’est une organisation de type bureaucratique monocratique. Il la caractérise par les traits suivants :
1. Il n’existe aucun lien d’allégeance personnelle entre les membres de l’organisation et les dirigeants : les membres sont soumis à l’autorité du chef sur la base d’obligations impersonnelles ;
2. L’organisation est constituée par une hiérarchie de bureaux clairement définie ;
3. Chaque bureau a une sphère de compétence, qui est aussi clairement définie ;
4. Les postes de travail sont occupés sur une base contractuelle et après une sélection des postulants ;
5. Cette sélection est fondée sur le principe de la qualification technique ;
6. Le titulaire du poste est salarié ;
7. Le poste est la seule ou, du moins, la principale occupation de son titulaire ;
8. La promotion est décidée par les supérieurs hiérarchiques ;
9. Le titulaire du poste n’est pas propriétaire de ses moyens de travail ;
10. Il est sujet à discipline et à contrôle.

À partir de ce type idéal, on retrouve les principes régulateurs des organisations modernes : séparation de la propriété et du pouvoir d’organisation ; édiction de règles impersonnelles définissant le statut de chacun et sa place dans la hiérarchie ; principe de compétence entraînant sélection, hiérarchisation et promotion ; etc.

Mais, plus encore que sa définition, c’est la problématique même de Max Weber concernant la bureaucratie qui allait se révéler d’une très grande fécondité, même si ses hypothèses générales devaient être infirmées par la suite ; cette problématique est centrée sur les rapports entre rationalité et bureaucratie.

La mise en question de la rationalité que permet d’obtenir le modèle d’organisation bureaucratique sera le fait de l’école sociologique structuro-fonctionnaliste américaine, qui s’exprime dans la théorie des « dysfonctions ». Par dysfonction, il faut entendre le faisceau des conséquences secondaires inattendues qui accompagnent toujours un plan d’action rationnel et qui freinent ou empêchent d’atteindre les buts que se sont fixés les dirigeants. Cette théorie des dysfonctions, développée plus particulièrement par Philip Selznick et par Robert K. Merton (Éléments de méthode sociologique), s’appuie sur les travaux qui ont permis de mettre en évidence l’irréductibilité du « facteur humain » dans le fonctionnement de toute organisation, facteur humain que la théorie rationaliste croyait précisément devoir et pouvoir être éliminé. Merton démontre que la discipline nécessaire pour obtenir des agents un comportement standardisé jugé indispensable à la réalisation des objectifs poursuivis entraîne chez les fonctionnaires un déplacement des buts : ils prennent le corps des règlements comme fin, ce qui engendre le ritualisme.

La pression pour la soumission aux textes, le ritualisme qui en résulte au niveau de la conduite des agents aboutissent à créer des rigidités croissantes au sein des organisations bureaucratiques.