Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Bismarck (Otto, prince von) (suite)

L’influence de Bismarck est décisive dans le retour de l’Allemagne au protectionnisme. Les difficultés nées de la crise de 1873, de la concurrence de la métallurgie anglaise, de l’invasion des céréales américaines et russes favorisent l’action de groupes de pression protectionnistes, qui trouvent auprès de Bismarck, grand propriétaire terrien, une oreille attentive. Mais le chancelier songe aussi, par une élévation des droits de douane, à augmenter les ressources financières de l’Empire. La loi douanière qu’il fait voter en juillet 1879 ne permet pas de défendre efficacement les intérêts des agriculteurs ; en 1885 et 1887, il obtient le vote d’une nouvelle augmentation des droits sur les blés étrangers.


La politique étrangère de Bismarck

Bismarck s’intéresse avant tout aux problèmes de politique extérieure. Grand empirique, le chancelier impose ses vues à l’empereur comme à l’état-major, car, pour lui, l’armée ne peut être qu’un instrument technique. Bismarck estime que l’Allemagne ne doit pas imposer son hégémonie en Europe ; satisfait de la réalisation de l’unité, auréolé du prestige de ses victoires sur l’Autriche et sur la France, il lui faut rassurer les puissances. Diplomate de la lignée de Frédéric II, Bismarck repousse le militarisme conquérant, la passion nationale, le pangermanisme ; il est guidé par la raison d’État.

« Saturé », le Reich n’a pas à poursuivre une politique d’annexions nouvelles mais, au contraire, à jouer un rôle de modérateur, de conciliateur entre des ambitions rivales. Bismarck entend offrir ses bons offices dans les conflits qui opposent l’Autriche-Hongrie, la Russie, l’Angleterre. Le bloc des puissances conservatrices, Allemagne, Autriche-Hongrie, Russie, apparaît au chancelier comme le plus sûr rempart contre les progrès de la démocratie et du socialisme. Il faut naturellement empêcher une revanche, à laquelle aspire la France, soucieuse de reprendre l’Alsace-Lorraine ; pour cela, il convient de l’isoler, car il lui est impossible de tenter l’aventure sans allié. Partant de ces lignes directrices, Bismarck construit plusieurs systèmes en essayant de concilier des intérêts contradictoires.

Par une politique d’intimidation et de menaces, le chancelier entend d’abord exiger de la France le strict respect des clauses du traité de Francfort (10 mai 1871). Soucieux d’obtenir le paiement des 5 milliards, Bismarck se prête, malgré l’hostilité de l’état-major, à des négociations avec Thiers, qui aboutissent à des conventions assurant à l’Allemagne le paiement rapide de l’indemnité, ce qui permet de mettre fin, dès l’automne 1873, aux inconvénients d’une occupation prolongée d’une partie de la France. Il est possible que Bismarck ait accepté de signer la convention du 15 mars 1873 pour ruiner l’ambassadeur Harry von Arnim, qu’il déteste, et soutenir le pouvoir de Thiers.

En même temps, Bismarck entend isoler la France et garantir le statu quo européen par une alliance rassemblant les puissances continentales. Le chancelier, qui a ménagé l’Autriche depuis 1866, réussit sans difficulté un rapprochement avec Vienne, d’autant plus qu’il encourage la poussée autrichienne vers les Balkans. Mais alors, comment attirer la Russie, elle aussi soucieuse de développer ses intérêts dans les Balkans, au sein du système ? Bismarck prêche au tsar la solidarité monarchique face à une France républicaine et agressive. L’entrevue des Trois Empereurs à Berlin, en septembre 1872, est suivie d’une série de conventions, conclues en 1873, qui marquent les débuts de l’Entente. L’isolement diplomatique de la France semble assuré, mais l’évolution des relations franco-allemandes et la crise balkanique (1875-1878) viennent affaiblir le système.

Inquiet de l’élimination de Thiers, irrité par les critiques de quelques évêques français qui jugent durement le Kulturkampf, très mécontent de voir renaître l’armée française, Bismarck se saisit du prétexte offert par la loi militaire de 1875 pour accuser les tendances revanchardes des Français et les briser par des menaces. Une campagne de presse, des propos tenus par Joseph Maria von Radowitz (1839-1912), familier du chancelier, qui laisse entendre qu’une guerre préventive est possible, inquiètent sérieusement le gouvernement français. Mais la France obtient l’appui diplomatique de la Grande-Bretagne et le soutien énergique de la Russie, qui ne veut pas d’une hégémonie allemande. La manœuvre de Bismarck fait long feu. En soutenant la France, la Russie montre la fragilité du système bismarckien, fragilité encore accrue par la crise balkanique.

À la suite de l’insurrection partie de Bosnie-Herzégovine, en 1875, et des représailles turques, la Russie déclare la guerre à l’Empire ottoman en avril 1877. Les victoires russes inquiètent vivement l’Autriche-Hongrie. Pendant toute la crise, Bismarck s’efforce d’éviter les heurts entre ses alliés continentaux. Il évite d’abord de choisir et se montre satisfait de l’accord austro-russe (janv. 1877) qui promet la neutralité autrichienne en cas de conflit russo-turc, en échange de la Bosnie-Herzégovine. Par le traité de San Stefano (mars 1878), la Russie victorieuse impose la création d’une « grande Bulgarie » qui inquiète sérieusement les puissances, notamment l’Autriche. Devant les réactions des puissances, la Russie accepte de négocier. Au congrès de Berlin (été 1878), le chancelier, qui apparaît comme un arbitre, un « honnête courtier », soutient l’Autriche-Hongrie, tout en faisant pression sur Vienne pour obtenir un arrangement avec la Russie. Bismarck a surtout le souci de sauver le système des Trois Empereurs, mais son attitude provoque le mécontentement de la Russie, déçue dans ses espoirs. Le tsar Alexandre II déclare morte l’entente des Trois Empereurs ; dès lors, Bismarck jette les bases d’une nouvelle construction diplomatique.

La crise balkanique ayant montré l’impossibilité de maintenir la Russie et l’Autriche-Hongrie au sein d’un même système d’alliances, Bismarck choisit l’Autriche-Hongrie, tout en s’efforçant de maintenir les liens avec la Russie. Le chancelier doit user de la menace de démission pour imposer ses vues à Guillaume Ier, plus favorable à Saint-Pétersbourg qu’à Vienne. Le traité austro-allemand du 7 octobre 1879 est, avant tout, une alliance défensive contre la Russie ; l’Autriche n’est pas obligée d’intervenir en cas d’agression française contre l’Allemagne. Bismarck espère ramener le tsar dans l’orbite allemande en suscitant chez les Russes, par des ouvertures à l’Angleterre, la crainte d’un isolement. Le calcul du chancelier se révèle exact : la Russie accepte de négocier. Imposant un véritable ultimatum à Vienne, Bismarck fait céder l’intransigeance autrichienne ; un nouveau traité des Trois Empereurs est conclu le 18 juin 1881. Ce traité, conclu pour trois ans, prévoit la répartition des zones d’influence russe et autrichienne dans les Balkans, et assure à l’Allemagne la neutralité russe en cas de guerre franco-allemande, même provoquée par Berlin. Renouvelé en 1884 pour trois nouvelles années, le traité est un grand succès diplomatique pour Bismarck, d’autant plus que le nouveau système bismarckien s’élargit grâce à l’adhésion de l’Italie en 1882. L’Italie recherche auprès de Bismarck puissance et considération. Souffrant du dédain des grands États européens, elle fait des avances au chancelier, qui n’a guère de sympathie pour ce « petit roquet ». Mais, en cas de guerre franco-allemande, il peut être bon d’imposer à la France une défense de ses frontières alpestres. Malgré les difficultés austro-italiennes dues aux provinces irrédentes, l’Italie, humiliée par la France en Tunisie, est prête à adhérer à une alliance comprenant l’Autriche. Le traité instituant la Triple-Alliance (la « Triplice ») est signé le 20 mai 1882. Traité défensif, avantageux pour l’Italie, il assure à Bismarck — cependant sceptique — un nouvel allié contre la France. Grâce au nouveau système, l’isolement de la France sur le continent est total ; « la machine est si bien montée qu’elle marche toute seule », estime le chancelier.