Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Bénédictins

Religieux de l’ordre de saint Benoît.



Le fondateur : Benoît de Nursie

Et d’abord, que savons-nous de saint Benoît ? Pour l’essentiel, il n’y a que deux sources biographiques : le livre II des Dialogues de saint Grégoire le Grand évoque la vie de saint Benoît ; la Règle des moines en précise la vocation, les objectifs et l’esprit.

Dans les Dialogues les événements sont rapportés par des témoins sérieux, mais qui réinterprètent les faits à la lumière de leur admiration, ici pour le Christ ressuscité, là pour le père spirituel exemplaire.

Les Dialogues sont en effet rédigés en 593-594, soit moins de cinquante ans après la mort de saint Benoît. Saint Grégoire a mené son enquête auprès de quatre des disciples et successeurs du patriarche. De trop rares critères externes permettent de vérifier que son récit s’accorde bien avec ce que nous pouvons savoir par ailleurs sur ce temps et ces milieux monastiques.

Mais le biographe est un esprit remarquable, et l’on s’accorde aujourd’hui à le tenir pour l’un des tout premiers artisans de l’évolution qui mène de l’Antiquité finissante au Moyen Âge naissant. Qui plus est, Grégoire a pratiqué la règle de Benoît. Dans les « fioretti » que son enquête lui a permis de recueillir, c’est moins la réalité matérielle des prophéties ou des miracles qui lui importe que l’espèce d’« illustration » que ces historiettes apportent à notre intelligence de ce qu’est un « homme de Dieu ».

L’intention est avouée de souligner, par autant de miracles appropriés aux besoins de la cause, que le patriarche des moines « fut rempli de l’esprit de tous les justes », suivant la promesse du Christ à ses disciples : « Dans l’eau tirée du roc, je vois à l’œuvre Moïse, dans le fer remontant sur l’eau, Élisée, dans la marche sur les flots, saint Pierre, dans l’obéissance du corbeau, Elie ; aux larmes, enfin, versées sur la mort d’un ennemi, je reconnais David » (chap. viii). Mais nous sommes loin, heureusement, du « portrait-robot » de saint qui recouvre d’un masque stéréotypé tant d’hagiographies médiévales. La sainteté, ici, ne transparaît que dans l’humanité la plus exquise, tout comme cette humanité ne se dévoile que dans le rayonnement de la sainteté.

La maîtrise de soi qui le caractérise est celle d’un homme qui, suivant la forte expression de Paul VI, s’est « regagné à lui-même » ; non pas sans combat contre la corruption des milieux étudiants romains ou contre ses propres phantasmes charnels, si violents que seule put l’en délivrer la brûlure des orties où il s’était jeté (chap. ii). Mais, bien plus que d’une ascèse stoïcienne, cette maîtrise apparaît comme le fruit d’une vie intériorisée en Dieu : « Seul, sous le regard du suprême Témoin, il habita avec lui-même » (chap. iii). Aux pires moments, lorsque les moines de Vicovaro veulent se débarrasser de celui qu’ils avaient pourtant appelé afin qu’il les aidât à se réformer, ou bien encore lorsque la jalousie du prêtre Florent lui rend la vie intenable au point qu’il doit abandonner ses fondations de Subiaco pour s’établir un peu plus loin, au Mont-Cassin, la douceur inaltérable de Benoît révélera à quel point il est « homme de Dieu » — homme il est vrai, parce que de Dieu.

Mais si haut qu’il vive, il n’en est que plus charitable, donc plus humain. À tout instant, au travers des Dialogues comme de sa propre règle, on le voit prendre le parti de la foi, discerner Dieu dans les hôtes, les pauvres ou les infirmes, déceler l’influence maligne du démon là où les autres frères ne voyaient littéralement que « du feu » (chap. ix-xi). Il est si bien possédé par l’espérance que l’on dirait, à lire les Dialogues, qu’en toute occasion on le surprend à prier. Au cours du dernier entretien avec sa sœur Scholastique, ils n’ont fait que « parler de Dieu et des joies de la vie éternelle » (chap. xxxiii).

La charité de Benoît éclate envers Dieu ; n’avait-il pas renoncé à tout, afin de ne plaire qu’à Lui seul (« soli Deo placere cupiens ») ? Elle n’éclate pas moins dans son aménité envers ses disciples, ses contemporains, fût-ce le Goth Totila, et même envers ses ennemis.

Seulement, à tant d’élévation morale, on peut admirer que Benoît allie tant de discrétion, de compréhension pour les étroites limites humaines, et, en un mot : de réalisme.

La vision cosmique, au sommet de sa vie, juste après l’entrevue avec Scholastique, nous livre le secret de Benoît — et peut-être de la vocation monastique elle-même. « Ainsi qu’il le racontait plus tard, debout devant sa fenêtre, il priait le Seigneur tout-puissant, quand soudain le monde entier se ramassa devant ses yeux comme en un seul rayon de soleil » (chap. xxxv).

On ne saurait donner de cette vision meilleur commentaire que celui de Grégoire le Grand : « Pour qui voit le Créateur, la création entière est courte... Car la lumière de la contemplation intérieure élargit la mesure de l’âme, et, à force de s’étendre en Dieu, elle est plus haute que le monde... Quand on dit que le monde fut ramassé devant ses yeux, ce n’est pas que le ciel et la terre se soient contractés ; mais l’âme du voyant se dilata... et lui montra combien est borné tout ce qui n’est pas Dieu » (ibidem).

On a faussé la visée monastique en la taxant d’un prétendu « mépris du monde ». Il n’y a pas de mépris, pas plus que d’évasion. Saint Benoît lui-même avait d’abord songé à mener sa vie au milieu des gens d’Enfide (auj. Affile). C’est de n’avoir pu rester ignoré — par suite du miracle du crible, brisé par sa nourrice et par sa prière rendu intact — qui lui fit prendre le large. De même, on ne voit ni dans sa vie ni dans sa règle qu’il néglige les plus humbles réalités humaines (par exemple, la bonne digestion pour avoir l’esprit libre à la prière) : ce n’est pas le monde qui est négligé, minimisé, c’est le cœur de Benoît qui se trouve en Dieu dilaté, survolant de si haut ce monde qu’il peut, sans l’amoindrir, l’embrasser.