Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Belgique (suite)

L’essai

Les livres d’Octave Pirmez (1832-1883) Jours de solitude ou Heures de philosophie sont d’un penseur-rêveur que l’on a pu rapprocher de Maurice de Guérin et d’Amiel. Beaucoup plus important sera certes Maurice Maeterlinck* (1862-1949). Il aborde l’essai moral avec le Trésor des humbles, recueil de méditations inspirées par Ruusbroec, Novalis et Emerson, puis l’évolution de sa pensée vers une vue plus clairement humaine produira la Sagesse et la destinée, que va suivre une longue série d’autres ouvrages accueillis par une admiration universelle. On nous excusera de ne pas nous attarder ici sur une œuvre si connue et de signaler plutôt les noms de quelques-uns des nombreux autres essayistes qui se sont manifestés en Belgique : Hippolyte Fierens-Gevaert, avec sa Tristesse contemporaine (1899) ; Louis Dumont-Wilden, qui a notamment écrit sur le prince de Ligne un livre délicieux ; Arnold Goffin, l’esthète de Poussières du chemin (1923) ; l’historien Henri Pirenne, aux synthèses puissantes ; le médiéviste et fin critique Maurice Wilmotte ; le critique d’art Charles Bernard ; l’érudit Gustave Charlier, qui dirigea avec Joseph Hanse une monumentale histoire des lettres françaises de Belgique. On doit à Servais Étienne un incisif essai sur l’explication des œuvres littéraires, Défense de la philologie. Nous citerons encore l’intelligent Arsène Soreil, le savant et sensible Fernand Desonay, et l’exégète de poètes difficiles qu’est Émilie Noulet. Marie Delcourt a donné de pénétrantes études sur les tragiques grecs, et Suzanne Lilar des essais vibrants, comme le Journal de l’analogiste et le Couple. Roger Bodart a écrit plus d’une page de penseur poète, et l’on connaît l’accueil fait aux Études sur le temps humain, où Georges Poulet renouvelle avec bonheur les méthodes de la critique.


Le théâtre

Maeterlinck, on le sait, fut tout d’abord révélé comme auteur dramatique pour sa Princesse Maleine. C’était la première des pièces sombres et mystérieuses qu’il groupa plus tard sous le vocable de « drames pour marionnettes ». Une technique toute neuve alors, faite de suggestion et de mots chuchotés, faisait de ce théâtre celui qu’attendait la sensibilité symboliste. Le désarroi métaphysique du jeune écrivain atteint son paroxysme dans la Mort de Tintagiles (1894) ; après quoi, l’évolution intellectuelle et morale qui marque ses premiers ouvrages de penseur l’amènera à faire succéder à ce théâtre d’angoisse et de ténèbres une suite de pièces (Aglavaine et Selysette, Monna Vanna) qui seront la traduction en apologues scéniques de la réflexion mise au point dans la prose tempérée et optimiste des essais. Tout cela paraît aujourd’hui un peu verbeux en dépit d’un langage souvent admirable, et l’on ne retiendra guère les diverses tentatives faites dans la suite par l’écrivain pour revenir au théâtre — à part, toutefois, l’Oiseau bleu (1908), où le penseur s’est donné une récréation riche de bonhomie poétique.

Fernand Crommelynck (1885-1970) est un dramaturge d’une nature bien différente. Pour lui, ce qui compte au théâtre est le théâtre lui-même, le spectacle qu’il est, tout orienté vers l’effet qu’un verbe savoureux et en situation peut produire. En vue de tels effets il invente des sujets un peu forcés, images plutôt que psychologie ou que rêve. Servi par un sens exceptionnel du relief scénique, il a frôlé le chef-d’œuvre avec le Cocu magnifique, joué par Lugné-Poe en 1920, et il y a des mouvements et des mots frappants dans Tripes d’or et Carine ou la Jeune Fille folle de son âme.

Le troisième théâtre de premier plan qu’ait produit la Belgique francophone en ce siècle est celui de Michel De Ghelderode : cinquante pièces de réussite inégale, parmi lesquelles brillent Barabbas (1929), Escurial, Magie rouge, Hop signor !, Pantagleize, Mademoiselle Jaïre, Fastes d’enfer. Bien des influences se trahissent dans cette création touffue et disparate, théâtre-spectacle où se bousculent le goût de l’horreur, le satanisme, le pseudo-mysticisme et le sarcasme, dans un paroxysme continuel du tragique ou du grotesque, qui apparaît comme le défoulement désespéré d’une angoisse congénitale et sans remède.

Il y a de la force aussi dans le Milmort de Paul Demasy, dans l’Autre Messie d’Henri Soumagne ou l’Ecce homo de Max Deauville ; Henri Maubel, Gustave Vanzype, Paul et Claude Spaak, Herman Closson, Georges Sion, Jean Mogin, Charles Bertin ont manifesté également sur la scène des talents divers.


La poésie

C’est un groupe de poètes animé par Max Waller (1860-1889) qui, fondant en 1881 une revue qu’ils appelèrent la Jeune Belgique, lança le mouvement littéraire national. Hors du siècle d’Albert Giraud, la Nuit d’Iwan Gilkin, la Corbeille d’octobre de Valère Gille jalonnent un chemin à la fois fastueux et classique, sur lequel s’engagera un peu plus tard la poésie sensible et pure de Fernand Severin (1867-1931). Déjà Georges Rodenbach (1855-1898), plus directement touché par Paris, était passé d’un « parnassisme » affiné à des écoutes et des mélancolies qui allaient vers le symbolisme. Celui-ci s’affirme dans les Serres chaudes maeterlinckiennes (1889), suivies des Douze Chansons, avant de se préciser avec l’œuvre et l’action d’Albert Mockel (1866-1945). Celui-ci créa à Liège une revue, la Wallonie, où collaborèrent tous les champions belges et français de la nouvelle école, et dans ses Propos de littérature il s’est voué à l’élucidation en profondeur de l’esthétique symboliste. Sa poésie à lui, notamment dans Clartés (1902), unit une pensée suggérée à de fluides évocations de la nature et à un subtil musicalisme. Il revient au vers traditionnel en 1924 avec la Flamme immortelle, oratorio poétique qui déploie la louange et l’étude de l’amour en tant que drame humain et souffle de la vie universelle.

Symboliste aussi dans une grande partie de son œuvre, Émile Verhaeren* (1855-1916) fut de bout en bout un lyrique. Avec lui de nouveaux sujets font irruption dans la poésie, mais l’essentiel est la véhémence avec laquelle le moi du poète se proclame ou se dénonce par un monde d’images et un rythme d’expression. Chaque poème verhaerénien est l’explosion d’un moment d’existence, un spasme d’aveu qui, venu au jour comme un geste, prend place dans le grand flux des instants de l’homme. La phase symboliste de l’œuvre culmine dans les Villages illusoires, où décor, réflexion et délire connaissent une singulière fusion. Les Villes tentaculaires marquent ensuite l’entrée en scène d’une inspiration plus nettement spéculative en même temps que didactique et descriptive, qui donnera sans doute son meilleur fruit dans les Visages de la vie. Prolongé par les livres suivants, c’est le livre de la pleine prise de conscience de l’être par son exaltation au contact du monde. Une magnifique confiance dans la vie illuminera tout le reste de l’œuvre, notamment la Multiple Splendeur, et, ainsi, une vue enthousiaste de l’universel couronnera ce qui avait commencé comme une difficile expérience humaine. Le rayonnement de la réussite verhaerénienne a un peu trop jeté dans l’ombre deux autres poètes de son temps, Van Lerberghe et Elskamp. Le premier de ceux-ci a donné à la poésie française une « pré-Jeune Parque » toute duvetée de poudre d’or... Il avait préludé dès 1897 à cette Chanson d’Ève (1904) par le recueil des Entrevisions : non tellement choses entrevues que choses que leur expression ne veut laisser qu’entrevoir. La vie, pour Charles Van Lerberghe (1861-1907), est un rapport ondoyant entre une subjectivité en attente et un monde qui apparaît, transparaît plutôt et esquisse ses réponses. Les réponses du monde, voilà le sujet de la Chanson d’Ève... La spéculation restée en suspens dans les Entrevisions se cristallise dans le second poème par la vertu d’une image de femme assez flottante pour devenir symbole, assez précise cependant pour que ce symbole prenne une clarté persuasive. Et le poème sera le récit du « mystérieux voyage » d’Ève, en même temps que la parole émue qu’éveille en elle chaque étape de cette découverte du monde et de la vie. Une lecture attentive fait percevoir sous un charme de vapeurs dorées la cohérence d’une pensée panthéistique pour laquelle la mort n’est que « poussière d’étoiles » où « l’âme chantante retourne à l’univers qu’elle a chanté ». Moins exquise, mais plus poignante peut-être est l’œuvre de Max Elskamp (1862-1931). Orale plutôt que musicale celle-ci. La création de ce poète a connu deux périodes : la première, la seule qui ait eu quelques lecteurs, se situe dans les dernières années du xixe s. ; puis le poète se tait, et quand il parlera de nouveau il ne sera pour ainsi dire plus écouté... Il y a chez lui un langage et une vision : le langage, naïf, coloré d’archaïsmes et de tours personnels, prend volontiers le rythme d’une chanson ; la vision, bien d’accord avec ce langage, est celle d’un album d’images simples et vives qui se feuilletterait tout seul et se refeuilletterait sans cesse. Toute une vie s’évoque, cycle de jours et de saisons, de travaux et de menues joies. Ainsi dans Dominical (1892), En symbole vers l’apostolat, Six Chansons de pauvre homme, en attendant la claire Chanson de la rue Saint-Paul qui appartiendra déjà à la seconde période (1922). Celle-ci avait commencé en 1921 avec Sous les tentes de l’exode. Dans ce recueil et surtout dans les Chansons désabusées et Aegri somnia, nous n’en sommes plus à la bonhomie à demi imaginée du petit monde en rond autour du clocher, mais c’est la solitude et le tourment d’un être face à la réalité amère des choses : après le rosaire clair, voici que s’égrène inlassablement le rosaire noir. Peut-être ces livres du désenchantement émergeront-ils un jour comme les plus attachants de ce poète d’une espèce unique que fut Elskamp.