Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Baudelaire (Charles) (suite)

La poésie critique

« Ce serait un événement tout nouveau dans l’histoire des arts qu’un critique se faisant poëte, un renversement de toutes les lois psychiques, une monstruosité ; au contraire, tous les grands poëtes deviennent naturellement, fatalement critiques » (Richard Wagner). Fatalité qui s’accroît de la difficulté à créer. Baudelaire porte donc en lui son propre critique, qui s’interroge sur les possibilités de la création, ses sources et ses ressources. Ainsi, les vingt premières pièces des Fleurs sont comme une poétique de la poésie, sans compter, plus loin, « la Musique », « la Mort des artistes » et plusieurs poèmes en prose. Avant Baudelaire, on s’était interrogé sur la fonction du poète ; après lui, on s’interroge sur la nature de la poésie. La première fois en France, la poésie devient à elle-même son objet. La difficulté à créer s’est inversée en difficulté créatrice de valeurs nouvelles.

Au premier rang de ces valeurs nouvelles, la concentration. La poésie, qui avait été discours en vers, devient élixir. Et, à la poésie de Baudelaire, on peut appliquer ce passage de Mon cœur mis à nu où il s’interroge sur le plaisir ressenti au spectacle de la mer : c’est que « la mer offre à la fois l’idée de l’immensité et du mouvement. Six ou sept lieues représentent pour l’homme le rayon de l’infini. Voilà un infini diminutif. Qu’importe s’il suffit à suggérer l’idée de l’infini total ? Douze ou quatorze lieues (sur le diamètre), douze ou quatorze lieues de liquide en mouvement suffisent pour donner la plus haute idée de beauté qui soit offerte à l’homme sur son habitacle transitoire. » En se décidant pour le poème court, souvent pour le sonnet (même libertin), aux effets insinuants ou violents, hanté qu’il est par le désir d’infini, Baudelaire, retrouvant Scève et Du Bellay, annonçant Mallarmé, crée une esthétique qui a nom : l’infini diminutif.


Une nouvelle mythologie

[...] tout pour moi devient allégorie
(« Le Cygne. »)

Baudelaire est avant tout poète, au sens français du terme. Il a tenté les voies du roman, mais, malgré de nombreux projets, réduits à un canevas ou à un titre, il n’a écrit qu’une seule nouvelle originale : la Fanfarlo ; encore est-elle issue de ses accidents biographiques et de ses lectures plutôt que de son imagination créatrice. Baudelaire a tenté aussi de se faire un nom à la scène ; mais ses drames (Idéolus, la Fin de Don Juan, l’Ivrogne, le Marquis du Ier Houzards) sont restés à l’état de plans ou de fragments et requéraient pour exister, trois fois sur quatre, des collaborateurs. Baudelaire est un lyrique dont le mouvement propre — Jean Prévost l’a montré — est de partir d’un extérieur, d’une situation, pour revenir à soi, contrairement au romancier, au dramaturge, par nature centrifuges.

Après la première édition des Fleurs et sa condamnation, Baudelaire doit remplacer les six pièces frappées d’interdit. Il en écrira bien davantage. Mais elles n’ont plus le même accent. Ces pièces nouvelles (par exemple. « la Chevelure », « le Cygne », « les Sept Vieillards », « les Petites Vieilles », « le Voyage ») sont parfois plus amples de longueur (sans dépasser la limite imposée par Poe) ; elles le sont surtout de ton et s’accompagnent d’une familiarité pressante ; elles mettent aussi en évidence un don de voyance, que Rimbaud reconnaîtra à son grand aîné. Le vaste monde ou Paris se peuplent d’ombres qui du quotidien sont promues à la dignité mythologique. Un grand problème poétique se pose en effet à Baudelaire.

Celui-ci, s’il refuse le progrès, ne peut ignorer qu’il vit un âge de transition, entre un passé dont les blocs démantelés encombrent son présent et un avenir sombre et sanglant. Les vieilles mythologies se défont : comment croire, avec l’école païenne, contre laquelle il a dirigé un article en 1852, que Vénus et Bacchus signifient encore quelque chose ? Mais, d’autre part, comment se rallier à ceux qui préconisent la poésie des chemins de fer, du gaz et de l’électricité ? Autour de 1855, le dilemme se définit en deux titres : les Poèmes antiques de Leconte de Lisle ou les Chants modernes de Maxime Du Camp ; le recours au passé ou à ce que le présent et l’avenir ont de plus superficiel. Baudelaire surmonte le dilemme. Passant, comme l’a montré L. J. Austin, d’une symbolique traditionnelle, déchiffrable par tous, à un symbolisme personnel, intuitif, demandant au lecteur un effort d’imagination, il crée une mythologie individuelle à partir de la réalité perçue par l’œil du voyant. Si « le Cygne » s’ouvre sur une invocation à Andromaque, c’est bien cependant ce pauvre cygne exilé qui est le héros du poème : en lui se traduit toute la tristesse du monde moderne en transformation. Et si derrière « les Sept Vieillards » on peut deviner le Juif errant des complaintes, on ne connaîtra jamais la signification univoque de ces créatures nées de l’hallucination de Baudelaire.

Mais la poésie française de forme classique — et, malgré ses innovations, celle de Baudelaire reste telle, ce qui lui vaudra de se voir préférer, par un Ezra Pound, celle de Laforgue — est un organisme à la structure rigide. Et la modernité ne peut lui être infusée qu’à dose homéopathique : le « brûle-gueule » de « l’Albatros » se situe à la limite que Baudelaire ne saurait dépasser. Aussi, depuis 1860, rêve-t-il d’une autre forme poétique, mieux accordée à la « description de la vie moderne » : « une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ». Ainsi se développe l’esthétique des Petits Poèmes en prose, même si les cinquante morceaux conservés ne montrent pas tous ces traits et si certains d’entre eux tendent vers la nouvelle ou l’apologue. Par leur forme assouplie, par leur valeur expérimentale, ces poèmes, en partie « parisiens », font accomplir un immense progrès à la poésie. Leur influence, en France — de Mallarmé à Max Jacob et à Pierre Jean Jouve — et à l’étranger, a été bien plus forte que celle des Fleurs du Mal. À la fin de sa vie, Baudelaire réserve la poésie versifiée à des thèmes satyriques (« le Monstre ») ou satiriques (les « Bouffonneries » des Épaves, les Amoenitates Belgicae).