Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Wittgenstein (Ludwig) (suite)

Ce qui est au centre des Recherches n’est plus, comme dans le Tractatus, la notion de langage en général, mais celle, beaucoup plus restreinte et plus concrète, de jeu de langage. Le concept de jeu de langage sert notamment à mettre en évidence deux points essentiels, qui avaient été presque complètement négligés par le Tractatus : 1o le concept de langage est aussi diversifié et aussi flou que le concept de jeu : il n’est pas possible d’indiquer une caractéristique ou un ensemble de caractéristiques qui appartiennent à toutes les choses que nous appelons des « jeux » ou des « langages », ni même à toutes celles que nous appelons des « règles », des « propositions », etc. ; 2o le langage n’est pas seulement un moyen d’expression ou de description, mais une activité, et l’activité linguistique n’est pas séparable des autres activités humaines. Par « jeu de langage », Wittgenstein entend un complexe d’actions linguistiques et extralinguistiques qui ont lieu dans une situation et un contexte concrets relativement déterminés. Il n’est évidemment pas question de donner une définition précise de cette notion ; car il existe une infinité de jeux de langage réels ou possibles.

Comme dans le Tractatus, les perplexités, les confusions et les erreurs des philosophes sont attribuées essentiellement à une incompréhension de la logique de notre langage. La philosophie demeure une technique de clarification, consacrée à la thérapeutique de ce que Wittgenstein appelle les « maladies philosophiques ». Mais le remède proposé n’est plus, comme au temps du Tractatus, l’utilisation de techniques d’analyse empruntées à la logique formelle pour découvrir la structure logique réelle des expressions, dissimulée le plus souvent, dans le langage usuel, sous leur forme grammaticale superficielle. Les philosophes sont invités à se désintéresser de la forme des expressions en elles-mêmes pour se concentrer sur leur usage effectif et, plus précisément, la diversité des usages concrets qui peuvent en être faits dans des jeux de langage différents. Car c’est là qu’ils peuvent trouver la seule réponse possible à la question de savoir ce que signifie telle ou telle expression.

Toute la philosophie de Wittgenstein a été hantée par la question : qu’est-ce qui donne vie au signe inerte (le son ou la trace sur le papier) ? Qu’est-ce qui lui permet de « dire » quelque chose ? Après avoir répondu à un certain moment que c’est le système dont il fait partie, il s’arrêtera finalement à la réponse suivante : « Si nous avions à nommer une chose quelconque qui est la vie du signe, il nous faudrait dire que c’est son usage. » S’il a refusé d’adopter la réponse classique selon laquelle un signe a un sens avant tout parce que nous le pensons, le comprenons ou l’interprétons, c’est parce que cette façon de présenter les choses est, selon lui, extrêmement trompeuse dans la plupart des cas. Nous nous représentons d’une manière générale la pensée, la compréhension et l’interprétation comme des processus qui ont lieu en même temps que — et parallèlement à — l’activité qui consiste à prononcer, entendre, écrire ou lire les signes matériels. Ces processus sont naturellement invisibles, inaudibles, largement inaccessibles à l’introspection, et au total plus ou moins insaisissables et occultes. Ils ont lieu dans un milieu plus ou moins éthéré, qui est celui de l’esprit. Contre cette façon de voir très répandue, Wittgenstein soutient que les opérations que nous appelons penser, comprendre, interpréter, etc., n’ont pas du tout la forme de processus, mentaux ou autres, et que les critères par lesquels nous décidons si quelqu’un a compris ou non une phrase ou ce qu’il a voulu dire par elle sont tout à fait différents de ceux que nous utilisons pour savoir ce qui s’est passé exactement dans son esprit pendant qu’il parlait, écrivait ou écoutait.

Même s’il est incontestable que plusieurs processus mentaux caractéristiques accompagnent la plupart du temps la prononciation ou la compréhension d’une expression, ce n’est pas à cela que nous devons songer lorsque nous voulons savoir ce que sont au juste la signification, le vouloir-dire, etc.

Wittgenstein souligne que la compréhension n’est pas un processus mental privé, et que nous avons des critères publics pour dire que quelqu’un a compris, a mal compris ou n’a pas compris du tout. C’est dans cette perspective qu’il faut situer ses attaques contre la notion de « langage privé », c’est-à-dire d’un langage qu’il serait par essence (et non pas simplement par accident, comme dans le cas d’un code secret) impossible à tout autre que son utilisateur unique de comprendre. En critiquant cette notion, Wittgenstein s’en prend à une conception classique de l’apprentissage et de l’usage de certains termes du vocabulaire psychologique, selon laquelle ceux-ci constituent des noms qui ont été mis en relation, par une sorte de définition ostensive privée, avec des objets du sens interne. S’il en est ainsi, je ne peux jamais savoir si quelqu’un qui déclare qu’il a mal ou qu’il a une impression de rouge donne à ces expressions la même signification que moi, puisqu’il est le seul à savoir en toute rigueur ce qu’il a lorsqu’il les utilise. Il serait donc possible en principe que ce que quelqu’un appelle une sensation de rouge soit ce que j’appellerais, quant à moi, une sensation de bleu ou même une impression sensorielle d’une tout autre espèce.

Les Recherches philosophiques constituent une contribution de tout premier ordre à la clarification de la « logique » ou de la « grammaire » des concepts psychologiques. Wittgenstein consacre notamment une bonne partie de ses remarques à essayer de distinguer entre ceux qui renvoient à des états ou des processus mentaux au sens usuel du terme, et ceux qui, contrairement à ce que suggère leur grammaire superficielle, ne le font pas (par exemple, ceux de « pensée » ou de « compréhension »). Ses attaques portent avant tout contre le traitement uniforme que nous appliquons à tous les termes désignant des choses qui « se passent dans notre esprit ». Sa méfiance caractéristique à l’égard de la notion de processus interne occulte l’a souvent fait soupçonner d’une certaine inclination pour le béhaviorisme, voire d’une adhésion franche à une théorie de ce genre. En fait, Wittgenstein est aussi éloigné du béhaviorisme que de toute espèce de dualisme de type cartésien. Il s’est toujours défendu vigoureusement d’avoir voulu dire, par exemple, que le mot douleur ne désignait pas une sensation interne, mais le comportement observable qui exprime la douleur. Il ne se propose pas du tout comme but, dans sa philosophie, d’imposer une réforme quelconque de nos convictions, de nos croyances ou de nos façons de parler usuelles. La philosophie est uniquement une recherche sur la nature de nos concepts, elle ne s’occupe pas de questions de fait empiriques, et n’a rien à voir avec la science ; elle ne produit pas d’hypothèses ni de théories et, contrairement à l’idée que l’on se fait habituellement du travail philosophique, ne se préoccupe pas d’établir ni de nier quoi que ce soit. Dans la mesure où elle affirme quelque chose, il s’agit, selon Wittgenstein, de choses que personne ne peut manquer de lui accorder.