Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
W

Wilde (Oscar Fingall O’Flahertie Wills) (suite)

« J’aimerais écrire un roman, un roman beau comme un tapis de Perse et non moins irréel. »

Tout naturellement, le regard de Wilde se fixe sur des œuvres comme Salammbô, qu’il tient pour un chef-d’œuvre (The Decay of Lying) ; comme À rebours, enveloppé de ce « lourd parfum d’encens qui troublait le cerveau » et hante l’imagination de Dorian Gray ; ou bien encore Poems and Ballads, l’une des œuvres marquant le plus profondément selon lui le début d’une ère nouvelle dans la littérature anglaise. L’art de Wilde doit beaucoup aussi à Rossetti, Keats ou Shelley et, dans les soixante pièces de son premier recueil de Poems (1881), à la sensualité morbide du plus long poème, « Charmides » — hommage sans doute à Swinburne, chez qui « on rencontre pour la première fois le cri de la chair tourmentée par le désir et le souvenir, la jouissance et le remords, la fécondité et la stérilité » (lettre en français à E. de Goncourt, 17 déc. 1891) —, se mêlent des poèmes sur la liberté (« Eleutheria »), sur l’humanité avec un grand H (« Humanitad ») ou sur des visions de Grèce et d’Italie (« Garden of Eros », « Rosa Mystica », « The Burden of Itys », etc.). Et déjà dans cette œuvre de néophyte maladroit éclatent la beauté et la musique du vers. Avec les quatre-vingt-cinq quatrains de The Sphinx (publié seulement en 1894), Wilde pousse la « méthode décorative » à l’extrême, s’enivrant de mots étranges et rares, de noms de monstres, de dieux, de pierres et de couleurs. Mais la volupté colorée et luxueuse de ce poème tout oriental se termine de façon inattendue par un retour vers le christianisme. Un peu comme Dorian Gray — source de scandale pour ses contemporains — porte en lui la punition du péché, du crime, dans ce portrait fantastique du héros que la quête du plaisir, de la beauté et des sensations emmène à sa perte. Car le livre se clôt non par le triomphe de l’esthète, mais par son foudroiement. Si les « philistins » de l’époque se montrèrent incapables de « trouver l’art dans l’œuvre d’art », Dorian Gray n’en constitue pas moins l’œuvre par excellence de Wilde. Celle que parcourent des raffinements de toutes sortes et où l’auteur accède à la parfaite maîtrise de son style, de ses images et de sa vision d’esthète. Mallarmé, à qui Wilde envoya un exemplaire dédicadé du livre, « [...] comme témoignage de mon admiration pour votre noble et sévère art », répondit : « Redevenir poignant à travers l’inouï raffinement d’intellect, et humain, et une pareille perverse atmosphère de beauté est un miracle que vous accomplissez et selon quel emploi de tous les arts de l’écrivain ! » Fidèle à sa doctrine transportée sur la scène, Wilde crée The Duchess of Padua (ou Guido Ferranti, 1891) une héroïne dont « le premier effet qu’elle doit produire est celui de la pure Beauté simplement », et une pièce — plus mélodrame que tragédie — au centre de laquelle il place « les relations du Péché et de l’Amour ». Quant à sa Salomé, écrite dès 1891 (publiée en France en 1893 ; en Angleterre en 1894, représentée à Paris en 1896), elle reste frappée d’interdit par la censure anglaise jusqu’en 1905 sous prétexte qu’elle met en scène des personnages de la Bible. Wilde s’y souvient sans doute de la Tentation de saint Antoine, d’Hérodias ; de la « Salomé » peinte en 1876 par G. Moreau — « Mon Hérode est comme celui de Gustave Moreau, enveloppé de joyaux et d’affliction » — et aussi de Maeterlinck pour le style. Fleur monstrueuse de l’« Art nouveau », alliant somptuosité, morbidité, beauté, couleur d’un thème d’orientalisme et de femme fatale, elle exhale le parfum vertigineux dont semble se griser cette fin de siècle. Richesse des images, poésie, élégance du style et beauté se retrouvent également dans The Happy Prince and Other Tales (le Prince heureux et autres contes, 1888), recueil de contes que Wilde définit comme « un essai de refléter la vie moderne dans une forme éloignée de la réalité — d’aborder les problèmes modernes d’une façon idéale et non imitative », et que Pater admire en particulier pour « la beauté et la tendresse de « The Selfish Giant » [...] à coup sûr parfait dans son genre » (lettre du 12 juin 1888). Pourtant, plus caractéristiques encore de l’esthétique wildienne apparaissent les quatre contes de The House of Pomegranates (1891) — « The Young King », « The Birthday of the Infanta », « The Fisherman and his soul » et « The Star-Child » —, où plane l’atmosphère chère à Wilde et où apparaissent ses somptueuses descriptions, telle par exemple celle de la chambre du « Jeune Roi » aux murs tendus de « riches tapisseries représentant le triomphe de la Beauté ».


« Il jouait avec l’idée, s’échauffait peu à peu. Il l’agitait au vent, déployait ses aspects divers ; la laissait s’échapper, mais pour la reprendre ; la colorait de tous les feux de la fantaisie, lui prêtait les ailes du paradoxe. »

L’amoureux de la beauté sous toutes ses formes, le disciple de Pater, le maître de l’esthétisme fin de siècle perpétue également la tradition des maîtres du « wit » du xviiie s. Inimitable comme eux dans les dialogues vertigineux, dans l’humour à base de « nonsense », il partage avec eux le goût de l’épigramme, d’un brin de cynisme affiché, du style léger et parfait, de ce qu’on nomme « oscarismes », qu’on taxe souvent d’artificialité, mais qui demeure un modèle d’esprit anglais et même universel. Ses dons de brillant causeur en société ressortent un peu partout dans son œuvre dès qu’il s’agit de jouer avec des idées. Comme par exemple dans « The Critic as Artist », où il soutient que la critique est plus créative que la création, mais dont W. B. Yeats dans son article « Oscar Wilde’s Last Book » (1891) dit : « Intentions cache dans son immense paradoxe la critique littéraire la plus subtile que nous verrons d’ici longtemps. » Car le paradoxe, cette exquise plante « wit », à chaque instant fleurit. Parfois « purs divertissements verbaux », les paradoxes wildiens voisinent aussi avec ceux « d’une plus noble famille [...] Ils introduisent dans le paysage mental ce dérangement subit de perspective qui contraint l’esprit à monter ou descendre et lui fait ainsi découvrir d’autres horizons » (Ch. Grolleau, préface d’Intentions en français). Humour, ironie ainsi que fantaisie se donnent libre cours. Ils parcourent le recueil Lord Arthur Savile’s Crime and Other Stories (le Crime de lord Savile et autres histoire) : « A Modern Millionaire », « The Sphinx without a Secret », « The Canterville Ghost » (1891) et en particulier la charmante histoire qui sert de titre à l’ouvrage. Et l’esprit, déjà brillant dans les dialogues de Dorian Gray — l’esprit d’un auteur estimé et défendu par Shaw s’exclamant : « autant que je puisse l’affirmer, je suis la seule personne à Londres incapable de s’asseoir et d’écrire une pièce d’Oscar Wilde à volonté » —, Wilde le répand à profusion dans ses comédies mondaines. Il y flotte comme un écho de Dumas, Lemaître ou Sardou. Mais on ne peut mieux définir que par le terme « oscarien » Lady Windermere’s Fan (l’Éventail de lady Windermere, 1892), A Woman of No Importance (Une femme sans importance, 1893), An Idéal Husband (Un mari idéal, 1895) ou The Importance of beeing Earnest (De l’importance d’être constant, 1895) avec leur chassé-croisé des hommes et des femmes d’un milieu privilégié et d’un univers clos dans cette atmosphère étincelante singulièrement wildienne. En général bien accueillies par leur temps, surtout la dernière, aérienne, irréelle, fantaisiste et charmante, ces pièces conservent encore un puissant attrait. Leur reprise à la télévision et au théâtre signifie bien que la ronde de tous ces personnages étourdit aujourd’hui comme hier, essence rare d’une société intemporelle où l’esprit règne sans partage. De la même manière, les théories artistiques de Wilde se survivent à travers le succès prolongé de Salomé en harmonie avec l’état d’esprit d’une certaine jeunesse contemporaine révoltée contre son siècle, dont elle signifie sa séparation par la provocation d’un dandysme éclatant de mise, de pensée et de conduite, un orientalisme poussé à des extrêmes bien propres à faire rêver Wilde. Peut-être pas toujours avec approbation.

D. S.-F.