Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
W

Widor (Charles Marie) (suite)

Si l’on ignore dans quelles circonstances le célèbre organier français Aristide Cavaillé-Coll (1811-1899) rencontra le jeune prodige, on peut au contraire affirmer que c’est le créateur des vastes instruments symphoniques de Saint-Sulpice et de la basilique Saint-Denis qui présenta Charles Marie à Jaak Nikolaas Lemmens (1823-1881), le grand professeur d’orgue belge, détenteur de la tradition de Jean-Sébastien Bach par l’intermédiaire d’Adolf Hesse (1809-1863), de Carl Philipp Emanuel Bach et de Johann Nikolaus Forkel (1749-1818), et auteur de l’École d’orgue (1862), véritable méthode moderne du jeu de l’instrument. À Bruxelles, l’organiste ne se contente pas des leçons de Lemmens, mais profite aussi de l’enseignement de François Joseph Fétis (1784-1871), cours qui ne tardent guère à porter leurs fruits puisqu’en 1868, appuyé par une recommandation du préfet du Rhône, Charles Marie Widor participe — en la compagnie relevée d’Alexis Chauvet (1837-1871), Auguste Durand (1830-1909), César Franck*, Alexandre Guilmant (1837-1911), Clément Loret (1833-1909) et Saint-Saëns* — à l’inauguration de l’orgue Cavaillé-Coll de Notre-Dame de Paris. L’année suivante (déc. 1869), il est nommé titulaire du plus grand instrument français, que le même facteur avait érigé à Saint-Sulpice, poste qu’il occupera jusqu’en 1933. En 1890, il succède à Franck à la classe d’orgue du Conservatoire national, puis en 1896 se voit confier la classe de composition jusque-là attribuée à Théodore Dubois (1837-1924). Membre de l’Académie des beaux-arts en 1910, il en devient le secrétaire perpétuel à partir de 1914 ; il meurt à Paris le 12 mars 1937.

Organiste mondain, virtuose incontesté, le premier mérite de Widor est d’avoir formé des techniciens de l’instrument. Son enseignement, insistant sur l’articulation, le legato, le staccato et le jeu de pédale moderne que Lemmens lui avait inculqué, complété par les leçons d’improvisation — véritables cours de composition — de Franck, a contribué à former la grande école d’orgue française dont les noms de Marcel Dupré (1886-1971), Charles Tournemire* et Louis Vierne* attestent l’importance.

Mais le rayonnement du pédagogue n’a pas éclipsé les talents du virtuose et du compositeur. Le virtuose ? Louis Vierne nous le décrit à la console de son orgue : « Immobile au centre de son banc, le corps légèrement penché en avant, il faisait, pour registrer, des gestes mathématiquement réglés lui occasionnant le minimum de perte de temps ; et c’était à la fois merveilleux et décourageant à voir. Mains sculpturales, admirablement soignées, souplesse extrême de tout l’appareil moteur : aucune contorsion disgracieuse, aucune gesticulation stérile ne venait troubler l’harmonie visuelle constamment en concordance avec l’harmonie sonore qui naissait de son contact avec son orgue. »

Le compositeur ? Il s’essaye dans tous les domaines, s’engage dans ces directions aussi opposées que constituent l’art lyrique et la musique religieuse. Auteur de deux concertos et d’une fantaisie pour piano et orchestre, de symphonies (symphonies en fa et en la, symphonie en fa mineur op. 69 et Sinfonia sacra op. 81 — toutes deux avec orgue — et Symphonie antique op. 80 avec chœurs), de concertos pour violon et violoncelle et de musique de chambre, l’homme s’intéresse aux problèmes posés par l’orchestration et complète le Traité d’instrumentation de Berlioz sous le titre la Technique de l’orchestre moderne (1904). Dans le domaine de l’art lyrique, ses tentatives, si elles nous apparaissent aujourd’hui surannées, n’en révèlent pas moins un dramaturge habile (les Pêcheurs de Saint-Jean, Maître Ambros, Nerto [drames lyriques], Conte d’avril et les Jacobites [musiques de scène], la Korrigane [ballet], Jeanne d’Arc [ballet-pantomime]), qui sait aussi exploiter avec un certain panache les ressources de la mélodie ou du duo. Cette facilité à écrire pour les voix est aussi l’apanage de la musique religieuse de Widor. Grandiloquentes par la rythmique de leurs chœurs homophones, par la présence souvent exigée de deux orgues qui alternent ou s’unissent (messe à double chœur, psaume LXXXIII : Quam dilecta tabernacula tua), ces œuvres bien équilibrées mais fastueuses s’opposent à des pages de conception plus intimiste qui en appellent à l’esthétique de la romance, de l’opéra (Ave Maria avec accompagnement d’orgue et de harpe).

Un instrument pourtant domine la production du secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts : l’orgue, ce vaste instrument de conception symphonique qui semble s’identifier à la musique de Widor. À côté d’œuvres diverses comme le Choral et variations pour harpe et orchestre, le Domine salvum fac populum pour cuivres et orgue, la Suite latine (1927) et Trois Nouvelles Pièces (1934), on soulignera surtout la présence de dix symphonies : no 1 en ut mineur, no 2 en majeur, no 3 en mi mineur, no 4 en fa mineur op. 13 (1876), no 5 en fa majeur, no 6 en sol mineur (1881), no 7 en la mineur, no 8 en si majeur op. 42 (1890), no 9 en ut majeur op. 70 dite « gothique » (1895) et no 10 en majeur op. 73 dite « romane » (1900). Héritières de la Grande Pièce symphonique de César Franck, ces œuvres empruntent à la symphonie d’orchestre non seulement son cadre, mais aussi son esthétique, voire ses couleurs. Préludes tourmentés, allégrettos champêtres, adagios méditatifs, scherzo, menuet ou intermezzo véloces, mouvements de sonate à deux thèmes, marches triomphales, toccatas se succèdent, exploitant tour à tour les formules les plus démonstratives du staccato ou du legato. Si le choral, la fugue ou le principe de la variation ne sont pas exclus, les thèmes grégoriens utilisés d’une manière très neuve qui annonce Tournemire dans les deux dernières symphonies apparaissent dès l’œuvre en majeur de l’opus 13. Si les six premières symphonies peuvent constituer le symbole d’une certaine époque et d’un certain style « triomphaliste », les dernières œuvres, en particulier la « romane » et la « gothique », témoignent d’une évolution de la pensée de Widor vers un monde plus subtil, tant sur le plan du rythme que de l’harmonie, et qui engage l’orgue sur une voie nouvelle en réhabilitant des thèmes de plain-chant que peu de ses devanciers avaient songé à insérer dans leurs œuvres depuis la mort de Boëly (1858).

La position de premier plan qu’il occupe dans l’histoire de l’orgue français, en dépit du caractère souvent démodé de ses œuvres, fait de ce grand virtuose et excellent pédagogue un artiste digne de figurer parmi les musiciens les plus marquants de sa génération.

F. S.

➙ Orgue.