Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Whitman (Walt) (suite)

La guerre civile qui éclate en 1861 va lui donner l’occasion de prendre contact avec la masse. Il ne s’engage pas, mais, quand son frère est blessé, il se consacre aux hôpitaux, y apportant ce don de soi qu’il a toujours cherché. Dans ses essais, Specimen Days and Collect (1882-83), il évoque avec réalisme les souffrances de la guerre, les amputations, les morts. Mais on soupçonne quelque chose de morbide dans ce goût des hôpitaux militaires, comme il trouve auprès des soldats blessés de quoi satisfaire cet instinct de père, d’amant et de camarade. Et l’émotion homosexuelle jaillit de lui avec cette innocente spontanéité de l’ère préfreudienne.

En 1865, il publie Drum Taps (Roulements de tambour) et Sequence to Drum Taps, deux recueils de poèmes nationalistes, sans allusions sexuelles, dont il espère sa reconnaissance comme poète national. On lui confie un emploi de secrétaire de ministère à Washington. Mais le ministre de l’Intérieur, découvrant qu’il est l’auteur d’un livre « obscène » (Leaves of Grass), le renvoie. Les critiques de Drum Taps sont sévères, en particulier celle du jeune Henry James*. Il trouve un autre emploi à Washington, qu’il garde jusqu’en 1873, quand une hémiplégie le frappe. Il publie deux nouvelles éditions de Leaves of Grass (1867 et 1871) et, en 1871, Democratic Vistas, son principal essai, consacré à exposer son idéalisme politique, mais aussi touchant à des problèmes essentiels pour lui : la nature, le langage, le sexe et le problème de l’identité. Sa maladie, la mort de sa mère, celle de son frère interné assombrissent sa vieillesse, malgré le succès qu’il connaît en Angleterre, dans des éditions expurgées. Installé à Camden, dans le New Jersey, avec son visage de patriarche, sa barbe blanche, sa canne, il pose au « sage de Camden », réunissant des disciples autour de lui : Edward Carpenter, Richard Maurice Bucke, directeur d’un asile d’aliénés, qui le considère comme un grand mystique. En 1879, il entreprend un grand voyage dans l’Ouest, puis au Canada, prononce des conférences. La septième édition de Leaves of Grass, en 1882, est interdite pour obscénité, les poèmes « Une femme m’attend » et « Ode à une prostituée ordinaire » étant surtout visés. Whitman assure lui-même cette septième édition, dite « Author’s Edition », qui est l’édition standard. Le scandale lui assure une vente importante, qui lui permet de s’acheter une maison. Deux éditions (1888-89 et 1891-92) paraissent avant sa mort, le 26 mars 1892. Peu avant, il s’est fait construire une tombe dans le cimetière de Camden et ajoute ses derniers vers : « Adieu mon imagination » (« Good-Bye, My Fancy »), qui ferment la dernière édition de Leaves of Grass (1891) :
Altier ce chant, ses paroles, sa portée,
Il enjambe de vastes étendues d’espace et de temps,
L’évolution, l’accumulation, les croissances et les générations
Commencé en ma jeune maturité et poursuivi sans relâche
En vaguant, en observant et folâtrant avec tout, en absorbant la guerre, la paix, le jour, la nuit
Jamais, même un instant, n’abandonnant ma tâche,
Je ne termine ici, malade, pauvre et vieux
Je chante la vie et pourtant songe sans cesse à la mort ;
Aujourd’hui la Mort me suit pas à pas, me guette derrière mon fauteuil comme depuis des années
S’approche quelque fois tout près de moi et me regarde en face.


« Un hiéroglyphe universel »

Œuvre d’une vie, le livre est ici l’homme tout entier, corps et âme. Mais pas lui seul. Le titre de Feuilles d’herbe — préféré délibérément au vulgaire « brins d’herbe » — indique que le sujet est aussi le Tout, l’herbe symbolisant dans sa multiple unité l’universalité de la Vie :
Je suppose que c’est un hiéroglyphe universel,
Et qu’il signifie, je pousse également dans les zones larges et les zones étroites
[...] Et maintenant l’herbe me semble la belle chevelure non coupée des tombes
La plus petite montre que la mort n’existe pas vraiment.
Un dynamisme parcourt le cosmos, dont les feuilles d’herbe sont l’humble symbole : à travers elles, le cycle organique se perpétue, de la naissance à la nourriture, à la procréation et à la mort, qui rapporte à l’herbe ce qu’on lui a pris. Les « feuilles » du livre décèlent dans les « feuilles d’herbe » l’omniprésence de ce dynamisme. Derrière le jeu de mot, il y a une sorte de vitalisme instinctif qui relie le romantisme à Darwin :
Je me rends compte qu’à moi sont incorporés du gneiss, du charbon, de la mousse, des fruits, des graines
Et que je suis stuqué de la tête aux pieds de quadrupèdes et d’oiseaux.
Panthéiste plus que chrétien, Whitman conçoit Dieu comme une force immanente qui anime la nature. Peu orthodoxe, il accepte les théories kantiennes, revues par Carlyle et les romantiques allemands, sur la relativité du temps et de l’espace, sur le symbolisme des apparences et même sur la valeur relative des religions et des sociétés. Dans sa recherche d’une nouvelle religion, il pratique un large et original syncrétisme œcuménique. Il refuse l’opposition de l’âme et du corps, du visible et de l’invisible. « Poète du corps au contact des choses : voir, entendre, sentir sont des miracles. » Dans son exaltation du corps, de la nudité, qu’il évoque souvent, dans son goût des mots physiologiques, il préfigure David Herbert Lawrence*. Walt Whitman se décrit comme le « caresseur de la vie » :
Je vais aller sur le talus près du bois, je retirerai mon déguisement et me mettrai nu
J’ai un désir fou d’être en contact avec la nature.
Le naturisme ici rejoint la transe mystique et le désir romantique de se fondre dans le grand tout, de « participer au flux et au reflux ». Égocentrisme et aspiration mystique au tout se rejoignent ici, et trouvent dans l’étreinte sexuelle leur symbole, qui prend et donne à la fois. Dans son traitement du sexe, Whitman est révolutionnaire. Parce qu’il considère que la fonction du poète est de servir de médiateur entre l’homme et la nature, il se doit d’être, dans la description de ce lien, aussi franc sur le sexe que la nature l’est.