Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Watteau (Antoine) (suite)

Et tout d’abord il convient de saluer en Watteau l’un des plus grands dessinateurs de tous les temps, qui nous a laissé des feuilles le plus souvent à la sanguine ou aux trois crayons, très révélatrices de sa méthode de travail, où il surprend dans un moment de distraction immobile ou de rêveries les personnages qui deviendront les protagonistes de ses « assemblées galantes ». Laissons la parole à Pierre Jean Mariette : « Il n’a [guère] fait que [les dessins] qu’il exécutait pour les études de ses tableaux ; il les inventait et les reportait de suite sur ses toiles [...] » (lettre à Gaburri, 1732) ; « Ils sont d’un goût nouveau ; ils ont des grâces tellement attachées à l’esprit de l’auteur que l’on peut avancer qu’ils sont inimitables. Chaque figure sortie de la main de cet excellent homme a un caractère si vrai et si naturel que toute seule elle peut remplir l’attention et n’avoir pas besoin d’être soutenue par la composition d’un plus grand sujet » (Abecedario, VI, p. 122).

Watteau ne pratiquera pas le « Grand Goût », c’est-à-dire la peinture d’histoire, mais on ne doit pas l’enfermer dans les limites d’une inspiration unique, celle des « fêtes galantes ». Son sens aigu de l’observation, qui le sert dans ses dessins, il le met en pratique dans un ensemble de scènes populaires comme ses Cris de Paris ou ses Savoyards à la marmotte, dessinés (Florence, Chicago, Rotterdam, Bayonne ; Petit Palais, Paris) ou peints (Leningrad). Les tableaux militaires, précédés de nombreux dessins, datent surtout des débuts de sa carrière (le Camp volant, Moscou ; les Délassements de la guerre et les Fatigues de la guerre, Leningrad). À l’intérêt pour l’actualité s’ajoute le goût de l’exotisme lorsque le peintre fait poser les membres de l’ambassade persane reçue à Versailles le 19 février 1715 : ces figures orientales sont parmi les premières d’un long cortège de Chinois, de Persans ou d’Indiens, coqueluche des arts et de la littérature française au xviiie s. Pris sur le vif, les dessins de Watteau le sont sans aucun doute, mais, au stade du tableau, même dans les thèmes de la vie quotidienne, une transposition poétique s’opère. Ainsi, l’Enseigne de Gersaint est une vision tout idéalisée de la minuscule échoppe du marchand : l’extrême simplicité de la mise en page, avec sa perspective « en boîte » et ce premier plan de chaussée qui donne au spectateur l’impression de rentrer de plain-pied dans le tableau, contribue à la monumentalité de la toile. Sur le devant, le portrait de Louis XIV, mort quelques années avant l’exécution de l’Enseigne, est emballé dans une caisse pleine de paille, symbole d’un règne et d’une conception artistique révolus, laissant la place à un courant nouveau, dont Watteau constitue la charnière.

Plus rares sont les scènes mythologiques ou les allégories, qui retiennent moins l’attention de Watteau que le spectacle de la comédie humaine : on lui connaît cependant quelques chefs-d’œuvre, comme Jupiter et Antiope (ou Nymphe et Satyre, Louvre), l’Amour désarmé (musée Condé, Chantilly), le Jugement de Pâris (Louvre). Les Saisons, peintes pour Crozat (l’Été, Washington), montrent que le peintre pouvait réussir aussi bien dans ce genre allégorique que dans les sujets religieux, inspirés de maîtres italiens (le Pénitent, disparu) ou de Van Dyck* (Sainte Famille, Leningrad). Watteau s’essaya même à la décoration murale (pour l’hôtel Chauvelin, connue par la gravure).

La nature, presque toujours présente chez lui et pour ainsi dire le principal protagoniste de ses fêtes galantes, est cependant rarement étudiée pour elle-même : les paysages purs sont exceptionnels tant dans ses dessins que dans ses tableaux (un Paysage pastoral, longtemps d’attribution contestée, au Louvre ; la Bièvre à Gentilly, Paris, coll. privée).

Mais le véritable champ d’étude de Watteau, c’est une certaine humanité oisive, représentée parfois sous le masque du théâtre, quelquefois même caricaturée (le Singe sculpteur, musée d’Orléans, grinçant hommage à la veine satirique de Teniers*). Quelques portraits montrent que le peintre s’inspira de personnages réels : ainsi le Gentilhomme, dit autrefois Portrait de M. de Jullienne, récemment entré au Louvre. Des nus ont échappé à l’holocauste de la fin : la Toilette (Wallace Collection, Londres), la Toilette intime (Paris, coll. privée), etc. Les figures isolées (le Donneur de sérénade, musée Condé, Chantilly ; le Mezzetin, New York ; la Finette, l’Indifférent et le mystérieux et pathétique Gilles, Louvre ; l’Enchanteur et l’Aventurière, Troyes) semblent reprendre, en cadrant l’attention sur un figurant parmi d’autres, promu soudain vedette, les tableaux d’assemblées galantes.

La comédie d’amour, c’est d’abord à la scène qu’on nous la joue. Watteau poursuit dans une veine toute personnelle certaines recherches entreprises par son aîné Gillot — et reprises par son cadet Charles Antoine Coypel* —, en tentant d’exprimer par des voies picturales les passions du théâtre. Les acteurs (les Comédiens français, New York ; l’Amour au théâtre italien, Berlin, tableau nocturne qui doit beaucoup aux maîtres hollandais ; Coquettes, Leningrad) tiennent, sur une scène qui a souvent un parc pour toile de fond, les rôles que vont reprendre à leur tour les personnages en costume de ville des fêtes galantes.

Dans une nature agreste, avec des paysans pour héros (le Dénicheur de moineaux, Édimbourg ; les Bergers, château de Charlottenburg, Berlin), quelques scènes champêtres reflètent une joie de vivre allègre, toute empreinte de l’esprit des kermesses de Rubens : elles connaîtront avec les « bergeries » du milieu du siècle une postérité durable. Dans un cadre bien différent de jardins, de fontaines et de portiques (ceux-ci inspirés du Véronèse*) conversent des gens de qualité (les Charmes de la vie, Wallace Collection ; les Plaisirs du bal, Dulwich College, Londres). Les mêmes se retrouvent dans une nature automnale qui n’est plus la campagne, mais une invention abstraite et raffinée (les Champs-Elysées, le Rendez-vous de chasse, Wallace Collection ; Assemblée dans un parc, Louvre ; les Plaisirs d’amour, Dresde). Des statues surgissent parfois d’un bosquet ou d’une clairière ; ces divinités endormies (les Champs-Elysées), souriantes (le Pèlerinage à Cythère) ou inquiétantes (faune du Gilles) respectent peu les lois du trompe-l’œil et n’ont guère moins de présence charnelle que les humains arrêtés un instant sous leur protection. Ce n’est pas un des moindres charmes de l’univers de Watteau que cette équivoque constamment entretenue entre la réalité, le théâtre et le monde des dieux, génies de l’amour et des forêts. Statues ou divinités invisibles et présentes, personnages réels et acteurs du théâtre se mêlent ou se remplacent dans le même rôle d’un tableau à l’autre, évoquant un monde en apparence frivole et non sans quelque égoïsme : pas un regard de tendresse n’est échangé par ces amants dont les yeux semblent ne rien voir que leur propre rêve intérieur, bercé par une musique presque toujours présente et chargée d’intentions symboliques.