Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Virgile (suite)

Assurément, l’auteur des Bucoliques n’était pas, jusqu’à sa trentième année, resté reclus dans son village. Études à Crémone, à Milan, nous dit-on, sans doute un voyage ou un séjour à Rome ; peut-être ici ou là aurait-il noué quelque amitié avec tel de ceux que nous voyons ensuite traverser sa vie. Nous en saurions beaucoup plus si nous étions sûrs de devoir attribuer à Virgile un bref poème (Catalepton, 5) où un tout jeune homme, ce semble, fait à l’éloquence, à ses camarades d’études, aux Muses même des adieux ironiques parce qu’il a résolu de gagner les havres de la béatitude sous la conduite de Siron, un épicurien célèbre qui enseignait à Naples vers la fin de la République. Malheureusement, ce poème nous est parvenu dans des conditions bien suspectes, et c’est plutôt à une période ultérieure de sa vie, après 38, que Virgile est effectivement entré en rapports suivis avec les épicuriens de Campanie. Quoi qu’il en soit de ces voyages, on notera que, dans toute son œuvre, la vie urbaine, la grande ville est évoquée toujours avec aversion ou effroi. Il semble bien douteux que Virgile y ait fait des expériences heureuses, bien douteux qu’antérieurement aux Bucoliques il soit resté longtemps absent de son cher pays.

En tout cas, c’est là que nous le retrouvons en 42 av. J.-C., au moment où des malheurs imprévus, conséquence des guerres civiles, vont s’abattre sur des cités restées jusqu’alors paisibles. Partout les paysans sont dépossédés de leurs biens au profit de vétérans qu’il faut payer de leurs loyaux services. Ces drames vont le toucher profondément ; peut-être exproprié lui-même, il aura, vers 38 av. J.-C., quitté son pays. Il en porte dans les Géorgiques la vive nostalgie ; jusque dans l’Énéide, qu’il s’agisse d’Andromaque, d’Évandre, d’Énée, ou de Didon, il aura toujours une tendresse spéciale pour les exilés.


Les « Bucoliques » et le drame de l’exil

Le volume des Bucoliques nous donne à lire dix pièces dont la composition prend place entre 42 et 38. Elles ont été écrites indépendamment les unes des autres, mais le recueil présente un plan si étudié, une cohérence si volontaire qu’il faut assurément partir de l’ensemble achevé, même si l’on veut, en un second temps, s’interroger sur la genèse de chacun des poèmes. L’analogie des sujets impose le rapprochement deux à deux d’un certain nombre de pièces : I et IX concernent le malheur des paysans expropriés ; II et VIII disent les souffrances de l’amour dans des cœurs simples ; III et VII magnifient le chant des bergers ; IV et VI s’élèvent à des méditations cosmologiques, l’une tournée vers l’avenir des hommes, l’autre vers les ténèbres du passé légendaire ; il n’est pas impossible d’établir entre V et X des liens comparables. Des égalités d’une exactitude presque parfaite entre le nombre des vers de chacune des unités à discerner
(I + II + III + IV = VI + VII + VIII + IX ;
I + IX + II + VIII = III + VII + IV + VI ;
etc.) confirmeraient, s’il en était besoin, des intentions très arrêtées.

Un recueil de poésie se prête mal à faire ressortir comme tel l’effet architectural de ces dispositions embrassées ; il convient plutôt de reconnaître l’effet qui en résultera pour un lecteur qui lit les pièces, comme il se doit, à la suite. À partir de Bucolique VI, il va retrouver en chaque pièce quelque thème déjà rencontré dans la première partie du recueil, mais dilaté, approfondi ; et, en même temps, à mesure qu’il progresse, une tristesse poignante, de plus en plus sensible, imprègne tout. Un commentaire de détail serait ici nécessaire pour montrer comment celle double impression est soutenue continûment, se renforce. Mais les faits les plus saisissables parlent assez haut, déjà : l’amour est assurément dépeint sous des traits plus sombres en Bucolique VIII qu’en Bucolique II ; à la mort et à l’apothéose de Daphnis (Bucolique V) correspondent les langueurs sans espoir de Gallus (Bucolique X) ; en Bucolique IX, les paysans se sont résignés à un malheur définitif, qui semblait, naguère encore (Bucolique I), scandaleux, accidentel, peut-être passager.

Cette orientation du recueil ne nous permet pas de l’interpréter comme un simple badinage, le jeu d’un lettré qui s’amuserait à se travestir et à travestir ses amis en bergers ou voudrait nous faire sourire de la gaucherie, des naïvetés de paysans promus à la dignité de poètes. Un tel projet n’est pas totalement absent des pièces que des indices sûrs nous font reconnaître comme les plus anciennes (II et III), mais Virgile l’a ensuite écarté, et ces poèmes conservés ont pris leur valeur principale de ce qu’ils font ressortir la différence des autres.

On approche de plus près l’intention du poète en prenant le recueil comme un programme de vie, selon une ouverture généralisante — anthropologique ou humaniste — qui ne fait défaut à aucune des œuvres de Virgile : on la retrouvera aussi bien dans les Géorgiques, poème de l’homme au travail, que dans l’Énéide, épopée de l’homme au service de l’histoire. Les Bucoliques, ainsi comprises, nous présenteraient un idéal dont le poète entend nous inspirer l’attrait, dont il nous fait apparaître aussi combien il est vulnérable : une vie simple aux confins de la pauvreté ; une vie adossée à l’immense Nature ; l’homme invité à tenir une partie dans le concert de ses voix, comblé de s’y sentir accueilli. Non pas un homme d’ailleurs, mais les hommes, car l’univers bucolique exclut l’isolement, suppose une société : le chant y est amébée, c’est-à-dire alterné par couplets qui se répondent, chacun recevant les suggestions de son partenaire pour les incorporer à son chant, faire mieux, monter plus haut et, à son tour, offrir à l’émotion de son ami l’occasion d’un plus noble élan. Civilisation du village et des champs. Hélas ! les convulsions de la politique, les prestiges de la ville viennent désorganiser cet univers vraiment humain. Plus gravement encore, il arrive que les chanteurs ne s’accordent pas, que l’homme dévoré par une indigne passion ne sache plus rien recevoir de ses amis ni de la Nature. La Nature elle-même peut se faire dangereuse : si l’homme ne sait pas s’accorder à elle dans une noble exaltation, elle l’égaré en mille vertiges et le ramène à l’animalité.