Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Vigny (Alfred de) (suite)

Avec le deuxième groupe d’œuvres, l’enquête choisit la prose et se transforme en constat. Partant maintenant de son expérience personnelle, Vigny construit une sorte d’épopée de la désillusion où il dénonce le calvaire des êtres d’idéal, que la société transforme en trois catégories de parias. Parce que, livré tout enfant à l’ironie de ses camarades de collège, il a souffert de sa condition d’aristocrate ruiné par la Révolution, il écrit Cinq-Mars (1826), premier volet d’une trilogie inachevée sur la grande misère des nobles trahis par la royauté. Parce que, jeune officier frustré de gloire, il a souffert d’être condamné par les Bourbons à la médiocrité des villes de garnison, il écrit les trois récits de Servitude et Grandeur militaires (1835), où, contre Joseph de Maistre, il réhabilite le soldat, ce « pauvre glorieux », gardien de l’austère religion de l’Honneur. Mais surtout parce qu’il a souffert de ne passer que pour le lieutenant de Victor Hugo, alors qu’il a été l’un des plus brillants théoriciens du romantisme — on ne dira jamais assez les mérites de la préface de Cinq-Mars ni ceux de la Lettre à Lord***, qui sert d’introduction à ses adaptations de Shakespeare —, il écrit Stello (1832), première « consultation du docteur Noir », où il prend l’exemple des poètes Gilbert, Chatterton et André Chénier pour démontrer que l’artiste est incompris de toutes les sociétés. Il n’y a de salut pour lui que dans une sorte de neutralité armée qui le tient à l’écart des factions politiques, mais lui laisse le droit d’avertir de loin et de guider. Chemin faisant, Vigny découvre la charité. Devenu profondément solidaire de ses semblables, qui sont des séquestrés et des malades cherchant à oublier leur condition dans la démission — « Nous sommes tous des fumeurs d’opium au moral », remarque-t-il avant Baudelaire (Journal d’un poète, 1839) —, il considère l’œuvre à poursuivre comme celle d’un avocat et d’un médecin. Il se dédouble en Stello, le sentiment, le frère de cœur, celui qui souffre avec les autres, et en docteur Noir, la raison souvent brutale, qui veut apprendre à ses compagnons de captivité qu’ils doivent cesser de « tresser de la paille » sur le sol de leur cachot. L’expérience du théâtre, tribune tout indiquée pour prolonger les effets du constat, échoue avec la Maréchale d’Ancre (1831) et Quitte pour la peur (1833), peut-être parce que Vigny la conçoit d’abord au bénéfice de Marie Dorval. Mais, sans frustrer celle-ci, dont il fait une émouvante Kitty Bell, il remporte avec Chatterton (1835), issu de Stello, le seul franc succès de sa carrière, parce qu’il s’y engage à prendre la défense de la jeunesse : « Encourager les jeunes gens ne fait aucun mal ; les décourager peut les tuer : voilà ce que voulait dire Chatterton aux exploiteurs » (Journal d’un poète, 1839).

L’instant capital, dans l’itinéraire de Vigny, est celui où, saturé de dégoût devant la cruauté du constat, il décide enfin de relever d’une autre justice que celle du Juge sourd et masqué. En 1837, bouleversé par la lente agonie de sa mère et par les trahisons de Marie Dorval, il conçoit Daphné, fragment d’une seconde « consultation du docteur Noir » sur les théosophes, envoûtante œuvre clef qui consacre le point de non-retour. L’exemple de Julien l’Apostat, son double de prédilection — « Si la métempsycose existe, j’ai été cet homme » (Journal d’un poète, 1833) —, l’incite à rechercher par ses propres moyens la seule religion pure, celle du Beau, du Juste et du Bien. Mais Daphné nous apprend aussi que Julien est mort pour avoir cru que l’on pouvait offrir aux hommes, contre celle du Galiléen, une religion sans dogme. Unissant les traditionnels thèmes solaires au pressentiment d’une radioactivité spirituelle, Vigny comprend qu’il émane de la Sagesse un éclat si aveuglant que les yeux du vulgaire n’en supportent pas la contemplation directe. Il interposera l’écran protecteur, invisible, mais capable d’intercepter les radiations mortelles, celui du cristal ou du diamant de l’Esprit pur.

Le troisième groupe de ses œuvres organise alors le dogme et le culte du « vrai » Dieu, du Dieu « fort », du Dieu des Idées. Dans le langage lyrique enfin retrouvé, les poèmes philosophiques des Destinées, lentement mis en place de 1838 à 1863, apportent aux détenus du Grand Procès leur libération morale. Vigny nous invite à souffrir dans la dignité (« la Mort du loup »), à aimer sans faiblesse (« la Colère de Samson »), à refuser l’opportunisme politique (« les Oracles »), à dénoncer les crimes contre l’esprit (« Wanda »), à sublimer l’effort des Sisyphes que nous sommes (« la Flûte »), à rêver enfin d’une société harmonieuse (« la Sauvage »). Par l’Esprit pur seront conjurées les fatalités qui pèsent sur la créature éphémère et dolente (« la Maison du berger »). Contre le silence de Dieu (« le Mont des Oliviers ») s’élève un cri d’espérance inconditionnelle en l’avenir des hommes (« la Bouteille à la mer »). Un nouveau règne arrive, celui des Justes, prêtres et combattants des Idées, dépositaires de la seule noblesse impérissable (« l’Esprit pur »). Ainsi s’annulera la sujétion intolérable à la Fatalité ou à la Grâce (« les Destinées »).

Voilà l’œuvre, persévérante dans sa recherche, laborieuse dans son progrès, mais suspecte dans son orthodoxie, qui a coûté à l’homme sa carrière politique et ne lui a valu qu’une élection sans gloire à l’Académie française (1845). Le matériau y est inégalement traité — Vigny prosateur vaut mieux que Vigny poète —, mais l’architecture monte, solide, étayée par des symboles et des thèmes persistants, éloignés de l’emphase romantique et de l’humanitarisme utopique cher à l’époque. Selon la critique la plus récente, la thématique de Vigny se cristallise tout entière dans le vers de « la Bouteille à la mer » : « Sur la pierre des morts croît l’arbre de grandeur. » Il figure la représentation symbolique des deux dimensions affrontées par Vigny : l’obsession de l’horizontalité captive et périssable, traversée par l’appel de la verticalité conquérante. Comment ne pas penser aussi que, chez ce contempteur du silence de Dieu, survit ainsi, malgré lui, une sorte de nostalgie de la croix ? Projection incontrôlée de foi d’enfance ou orgueil d’hérétique ? Mais la différence, au fond, est-elle si grande ? La plupart des postulations « hérétiques » ne sont-elles pas nées du désir d’aller plus droit au cœur de Dieu de vérité absolue ? L’officier Alfred de Vigny, aristocrate et catholique, ne veut pas dire autre chose lorsque, en pleine époque de la Congrégation, il présente, au début de Cinq-Mars, Urbain Grandier comme un martyr. Prévenant en cela aussi notre temps, qui, influencé par Aldous Huxley, se prend au cinéma, à la télévision, à l’opéra d’un zèle frénétique pour l’histoire des possédées de Loudun, Vigny place les paroles de la vraie foi chez le prêtre en apparence scandaleux, mais, en réalité, plus pur que ses accusateurs. Il affirme ainsi hautement que tout procès d’hérétique n’est qu’un assassinat politique. Faut-il aller pourtant jusqu’à absoudre n’importe quel réfractaire et réhabiliter l’ange noir d’Éloa ? Vigny, qui a posé ces questions avant nous, va également, sans ses réponses, plus loin que nous. Il n’annule pas Dieu, il le tient en sursis. Au jour du jugement dernier, c’est lui qui comparaîtra devant les hommes ressuscités, pour donner enfin les raisons de sa conduite : « Il paraîtra et parlera, il dira clairement pourquoi la création et pourquoi la souffrance et la mort de l’innocence [...] » (Journal d’un poète, 1862).