Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Vienne (cercle de) (suite)

Celui-ci tint son premier congrès à Prague en 1929 et devint un mouvement international avec des ramifications à Berlin (H. Reichenbach, R. E. von Mises, K. Grelling, W. Dubislav, C. G. Hempel), aux Pays-Bas, où ses théories et sa méthode influencèrent G. Mannoury (atteignant à travers lui L. E. J. Brouwer, qui vint prononcer une conférence à Vienne), à Münster (H. Scholz), aux États-Unis (Ch. W. Morris, E. Nagel, C. I. Lewis, W. van Orman Quine), en France (M. Boll, L. Rougier), en Pologne (J. Łukasiewicz, T. Kotarbiński, S. Leśniewski, L. Chwistek, A. Tarski). En 1930 il eut un périodique, les Annalen der Philosophie, qui devint Erkenntnis (organe du cercle et du groupe de Berlin, fondé par Carnap et Reichenbach, et où furent publiées maintes contributions remarquables, dues à Łukasiewicz, à J. von Neumann, à A. Heyting, à Carnap et autres), puis, à partir de 1936, Journal of Unified Science. Dans les années 35, le cercle de Vienne commença à éditer une série de monographies dans le cadre d’une Encyclopaedia of Unified Sciences, dont Neurath avait tracé le plan.

Tous les membres du cercle n’avaient pas les mêmes opinions ; celui-ci n’imposait aucune orthodoxie. Ainsi, il est peu probable que Gödel, qui pensait que les axiomes mathématiques ont un contenu réel, ait partagé l’idée que les mathématiques classiques consistent en des tautologies qui ne disent rien sur rien. K. R. Popper (« Science and Metaphysics », dans P. A. Schilpp, The Philosophy of Rudolf Carnap) se demande même si les découvertes de Gödel sur l’incomplétude essentielle de l’arithmétique (1931) sont compatibles avec l’idée d’un langage universel de la science unifiée.

Le mouvement a commencé à se désagréger dans les années 35. En juin 1936, Schlick fut tué par un de ses étudiants qui était devenu fou. Les membres du cercle, suspects aux conservateurs et aux nazis, furent démis de leurs chaires par le gouvernement autrichien. Ils émigrèrent et se dispersèrent dans les universités des États-Unis.

La doctrine du cercle de Vienne est parfois appelée positivisme logique (l’expression apparut pour la première fois en 1930), mais, sous cette appellation, on groupe le plus souvent ensemble les philosophes de Cambridge et les positivistes de Vienne.


Philosophie

Le cercle de Vienne rejette la métaphysique.

Sous l’angle de la distinction entre mode formel et mode matériel (Carnap, Logische Syntax der Sprache [1934]), les propositions de la métaphysique sont mal formées : elles semblent porter sur des choses du monde ; en fait, elles ne portent que sur certains des mots qui les expriment : ce sont des pseudo-propositions.

D’après Schlick, la métaphysique néglige les relations entre les grandeurs qui caractérisent les états de choses et cherche aux phénomènes un contenu caché. Or, la recherche de ce contenu conduit les métaphysiciens à user d’expressions scientifiques d’une manière qui enfreint les règles de leur emploi dans le langage de la science. D’où le manque de sens des propositions métaphysiques : elles consistent en des assemblages de mots qui pèchent contre les règles du langage scientifique, c’est-à-dire contre les règles logiques.

Considérée du point de vue de sa problématique et non plus de la syntaxe de ses propositions, la métaphysique apparaît occupée par des faux problèmes (Carnap, Logische Aufbau der Welt et Scheinprobleme der Philosophie, 1928). Les vrais problèmes sont ceux qui se posent dans le cadre d’une théorie ou d’un langage donnés (questions internes), ou bien concernent les raisons théoriques et pratiques motivant le choix de telle théorie de préférence à telle autre. À cette dernière exception près, sont des pseudo-problèmes tous les problèmes qu’on se pose en dehors d’un cadre théorique quel qu’il soit (questions externes). Ainsi, se demander quelle est la réalité du monde extérieur n’a en soi aucun sens (question externe) ; se demander quelles réalités postule une théorie donnée en a un (question interne). Donc le débat idéalisme/réalisme est un pseudo-problème.

Cette critique de la métaphysique s’appuie sur des arguments irréfutables et pourtant elle n’a probablement convaincu que ceux qui étaient convaincus d’avance. Elle visait surtout les spéculations de Heidegger*, à qui Carnap emprunte presque tous ses exemples.

Les positivistes viennois ne rejettent pas pour autant la philosophie. Ils ont plutôt l’ambition de construire une nouvelle théorie de la connaissance qui consisterait en une réflexion ou en une analyse du langage des sciences. Carnap pense que les véritables propositions philosophiques portent sur le langage de la science et appartiennent à la syntaxe (c’est-à-dire à la théorie) de ce langage. Schlick emprunte à Wittgenstein l’idée que la philosophie est une activité plutôt qu’un système d’assertions. Waismann constate que la philosophie ne prouve pas parce qu’elle n’a pas en général de prémisses ; et, quand elle en pose, elle les abandonne pour aller plus profond ; elle ne peut pas non plus avoir d’axiomes ; donc elle n’aura pas de théorèmes. Elle pose des questions, mais qui n’ont pas de réponses ; seulement ces questions donnent naissance à d’autres questions qui sont susceptibles de réponses. Elle a donc un rôle positif. En tout état de cause, le cercle de Vienne a introduit un genre nouveau de philosophie caractérisé par la recherche de la rigueur et de la précision. Ce qui est nouveau aussi, c’est que, pour la première fois depuis longtemps, des thèses philosophiques ont fait (entre les membres d’un groupe restreint d’abord, dans un public plus large ensuite) l’objet de débats qui visaient non pas à une prise de parti pour ou contre, mais à un perfectionnement et à une clarification progressifs de ces thèses. Ce style de philosophie a gagné toute la réflexion anglo-saxonne contemporaine, laquelle représenterait, selon certains (J. Vuillemin), la seule philosophie actuellement vivante.