Véronèse (le) (suite)
Le monde du Véronèse ignore presque toujours l’expression de la douleur ou même de la tristesse — que révèle cependant la petite Crucifixion du Louvre ; il ne faut y chercher en général ni recueillement, ni intimité. C’est un monde serein et fastueux, qui traduit l’aspiration au bonheur de la société vénitienne en compositions dont les plus caractéristiques sont amples, rythmées par des architectures théâtrales, peuplées de nombreuses figures ; un monde imaginaire, bien qu’il accueille le portrait — tantôt faisant partie de la mise en scène, tantôt isolé — et des morceaux réalistes, tels que bouffons, nains, pages, soldats, chiens, singes, dont la présence au milieu d’épisodes sacrés ou mythologiques se justifie par le seul plaisir de les peindre. Cette fête est celle de la couleur. Le Véronèse joue avec magnificence des rapports de tons, de leurs accords ou parfois de leurs dissonances, de leurs échanges par les reflets. Son registre est plus lumineux que celui de ses rivaux. Dans la fresque comme dans la peinture à l’huile, où les empâtements contrastent avec les glacis, la touche fondue ou apparente estompe les contours, mais fait scintiller des lumières d’or sur les plis des somptueuses étoffes.
Il faut, cependant, se garder d’une interprétation trop exclusivement sensualiste de cet art. Dans ses compositions, le Véronèse enchaîne les figures en souples guirlandes ou affirme de puissantes diagonales. Il a le sens de l’espace ; sa perspective originale et hardie multiplie les points de fuite (comme dans les Noces de Cana, afin de mettre successivement en valeur les morceaux) et les raccourcis, abaisse souvent la ligne d’horizon pour grandir les figures du premier plan, alors que celles du fond ou de la partie supérieure (ainsi dans le Martyre de saint Georges) obéissent plutôt à une perspective frontale. Dans la décoration des plafonds et des voûtes, l’espace est conçu pour une vision oblique depuis le sol. Tout cela fait du Véronèse un précurseur du baroque.
C’est en se référant à son exemple que S. Ricci* tirera, au début du settecento, l’école vénitienne de sa torpeur, suivi de G. B. Tiepolo*, qui saura s’en inspirer plus librement. D’une manière générale, les grands coloristes doivent beaucoup au Véronèse : ainsi Delacroix*, son plus fidèle disciple posthume, ou Cézanne*, qui l’admirait.
B. de M.
R. Pallucchini, Veronese (Bergame, 1940 ; nouv. éd., Rome 1953). / L. Vertova, Veronese (Electa, Milan, 1960). / T. Pignatti, Paolo Veronese a Maser (Milan, 1965) ; le Pitture di Paolo Veronese nella chiesa di San Sebastiano in Venezia (Milan, 1966). / R. Marini, L’Opera completa del Veronese (Milan, 1968 ; trad. fr. Tout l’œuvre peint de Véronèse, Flammarion, 1970).