Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Venise (suite)

Après ces apports sporadiques, il faut attendre la seconde moitié du siècle pour voir la Renaissance envahir le décor urbain. Elle apparaît en 1460 à l’Arsenal, dont la porte est traitée en arc de triomphe par Antonio Gambello. Ce qu’elle fait ensuite prévaloir, c’est un style pittoresque et orné, qui associe étroitement la sculpture à l’architecture et adapte au goût vénitien des éléments d’origine toscane ou, plus souvent, lombarde. Pietro Lombardo (v. 1435-1515), originaire de Lugano, en est le représentant le plus caractéristique. Son œuvre d’architecte et de sculpteur a pour traits dominants une grâce sensuelle et une fantaisie qui n’excluent pas la perfection du détail. Avec ses revêtements de marbres polychromes et finement ciselés, ses arcatures légères, son fronton courbe épousant le cintre de la voûte à caissons, la petite église Santa Maria dei Miracoli (1481) est une création très homogène, et d’un goût exquis ; la façade de la Scuola di San Marco (vers 1485), avec ses perspectives illusionnistes traitées en bas relief, exprime davantage la tendance au pittoresque. Pietro Lombardo s’est distingué aussi dans l’art funéraire. Les monuments des doges Pasquale Malipiero, Pietro Mocenigo et Niccolo Marcello, à San Zanipolo, sont d’amples compositions de goût déjà classique et d’accent triomphal, peuplées de nombreuses figures. Tous ces travaux de Pietro, surtout pour la sculpture, impliquent la collaboration de ses fils Tullio et Antonio, qui, dans leurs ouvrages personnels, affirment la tendance classique. On doit à Tullio Lombardo († 1532) le plus imposant des tombeaux de la Renaissance vénitienne, celui du doge Andrea Vendramin à San Zanipolo. Le concours de l’architecture et de la sculpture se retrouve chez Antonio Rizzo (v. 1430 - v. 1499). Le monument du doge Niccolo Tron, aux Frari, unit les deux arts dans une composition solennelle (1473). Au palais des Doges, les deux statues d’Adam et d’Ève, ciselées en marbre pour les niches du portique Foscari, sont d’admirables études de nu ; on y reconnaît l’influence padouane, c’est-à-dire celle de Donatello et de Mantegna*, mais l’intensité de l’expression les apparente à la sculpture germanique. Après l’incendie de 1483, Rizzo fut chargé de reconstruire l’aile orientale du palais. Sur la cour, elle offre une façade très ornée, de style composite, dont le morceau de bravoure est l’escalier dit plus tard « des Géants ».

Mauro Coducci (v. 1440-1504) incarne une tendance plus strictement architecturale, qui subordonne les ornements à la clarté de l’articulation. Après la façade de San Michele in Isola, celle de San Zaccaria (1486-1500), avec son grand fronton semi-circulaire étayé par deux éléments symétriques en quart de cercle, fixe avec majesté un type vénitien de frontispice d’église. Auteur d’autres églises et de la tour de l’Horloge sur la place Saint-Marc, Coducci affirme son exigence de régularité dans le dessin de deux façades ouvrant sur le Grand Canal par de larges baies cintrées : celles des palais Corner-Spinelli et Vendramin-Calergi, la seconde ayant plus d’ampleur et de relief avec ses colonnes détachées et ses entablements en forte saillie.

L’esprit de la première Renaissance aura encore des fidèles parmi les architectes de la génération suivante : Guglielmo dei Grigi († 1550), dit Bergamasco, auteur des Procuratie Vecchie, dont la longue façade à arcades superposées forme le côté nord de la place Saint-Marc (v. 1515), et probablement du pittoresque palazzo dei Camerlenghi, c’est-à-dire des trésoriers de la République ; Antonio di Pietro degli Abbondi († 1549), dit le Scarpagnino, dont le style se fait mouvementé dans les façades richement ornées de la cour des Sénateurs au palais des Doges et de la Scuola Grande di San Rocco.

La sculpture, on l’a vu, restait le plus souvent subordonnée au décor architectural. Pour ériger un grand monument en ronde bosse, on fit appel au Florentin Andrea Verrocchio*. Exécutée de 1479 à 1488, mise en place en 1495 sur le campo Santi Giovanni e Paolo, l’éloquente statue équestre du condottiere Bartolomeo Colleoni porte un peu abusivement la signature d’Alessandro Leopardi (v. 1465-1523), à qui l’on doit cependant la fonte, la ciselure et le socle. Cet excellent bronzier est l’auteur des trois socles ciselés d’où s’élèvent les mâts de drapeaux sur la place Saint-Marc (1515).

La seconde moitié du quattrocento ajoute à tout cela l’essor de la peinture vénitienne. Sans rompre avec l’école de Murano, Bartolomeo Vivarini (v. 1432 - apr. 1491), frère d’Antonio, se laisse gagner par l’influence de Mantegna, son collaborateur aux Eremitani de Padoue ; les triptyques des Frari, de San Giovanni in Bragora et de Santa Maria Formosa jalonnent son abondante production. Giovanni Bellini*, dans sa première période, emprunte aussi à Mantegna une certaine tension ; mais c’est en assouplissant les formes, en les modelant par la couleur, en les chargeant d’humanité qu’il prouve ensuite son adhésion profonde, et bien vénitienne, à l’esprit de la Renaissance. Dans cette orientation, un rôle déterminant revient à Antonello* da Messina, dont le séjour à Venise se place vers 1475. Entraîné hors du cercle de Murano par le maître sicilien, Alvise Vivarini (v. 1445-1505), fils d’Antonio, trouve l’expression d’une spiritualité inquiète dans le dessin nerveux et la palette raffinée qui caractérisent par exemple sa « conversation sacrée » de San Francesco de Trévise, aujourd’hui à l’Académie. Son atelier, rival de celui de Bellini, formera des peintres doués, sensibles d’ailleurs à l’influence de ce maître : surtout Giovanni Battista Cima da Conegliano (v. 1459-1517 ou 1518), habile à associer les figures au paysage dans des compositions — la Madonna dell’arancio (Académie), le Baptême du Christ (San Giovanni in Bragora) — dont une lumière sereine fait l’unité.

Un autre courant, celui des narrateurs et des réalistes, s’est manifesté dans les cycles peints pour les Scuole, ces institutions charitables auxquelles revient un si grand rôle dans la vie artistique de Venise. À la Scuola di San Giovanni Evangelista, Gentile Bellini* eut pour collaborateurs Lazzaro Bastiani († 1512), Giovanni Mansueti († 1527) et surtout Carpaccio*. Celui-ci donna d’autres preuves de sa sensibilité en travaillant pour les Scuole de Sant’Orsola et de San Giorgo degli Schiavoni ; la vivacité de sa touche permet de le classer parmi les novateurs.