Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Venise (suite)

La pénétration vénitienne dans l’Empire byzantin

Sujette, en droit, de Byzance, Venise combat d’abord pour le compte du basileus : en Sicile en 829, à Parente en 840, dans les Pouilles en 871. Mais, très vite, trois chrysobulles en font une alliée de fait : celui de 992, qui facilite l’accès de ses navires à Constantinople ; celui de mai 1082, qui accorde à ses habitants la liberté de transit dans tout l’Empire sauf en mer Noire, l’exemption de toute taxe et droit de douane, l’attribution sur la Corne d’Or d’ateliers et de trois quais ou échelles ; celui enfin de novembre 1198, qui accroît encore le nombre des régions ouvertes au trafic de ses marchands.

Tirant bénéfice de cette politique, Pietro II Orseolo s’empare en 1000 de Curzola (auj. Korčula) et de Lagosta (auj. Lastovo) et prend le titre de dux Dalmaticorum, unifiant sous le protectorat vénitien la côte byzantine de l’Adriatique orientale de Zara (auj. Zadar) à Raguse (auj. Dubrovnik) ; contenant ensuite la poussée arabe à son débouché méridional, il s’assure en 1002 le contrôle du canal d’Otrante ; un siècle plus tard, ses successeurs aident Alexis Ier Comnène à briser l’offensive normande de Robert Guiscard dans les Balkans (1081-1085). Proclamé dux Croatorum au lendemain de la prise de Durazzo (auj. Durrësi), Vitale Falier (1084-1096) prolonge jusqu’à cette ville la zone d’influence de Venise.

Venise, désormais maîtresse du débouché occidental de la via Egnatia, peut exploiter les avantages commerciaux que concède le chrysobulle de 1082 à ses citoyens, qui s’établissent en assez grand nombre à Constantinople et dans les grandes villes de l’Empire, dont ils restent théoriquement les sujets (douloi).


L’affirmation de la puissance vénitienne au temps des croisades du xiie s

Les Vénitiens, bien établis dans l’Orient grec, laissent Génois et Pisans les devancer en Syrie dès 1097-98. Menacée parallèlement en Dalmatie, où le roi de Hongrie, Kálmán, s’empare des villes de Spalato (auj. Split), Trau (auj. Trogir) et Zara entre 1108 et 1111, Venise est atteinte également dans ses intérêts à Constantinople, où les Pisans sont autorisés à s’établir dès 1111, alors que Jean II Comnène a refusé en 1118 de renouveler à ses « sujets » les privilèges de 1082.

Armant plusieurs flottes, les Vénitiens réagissent rapidement. Ils s’emparent d’abord de Caiffa (auj. Haïfa) en 1100, puis facilitent la prise par les croisés d’Ascalon en 1123 et de Tyr en 1124. Aussi obtiennent-ils du roi de Jérusalem Baudoin II le privilège de 1125 qui leur accorde le tiers de ces deux dernières villes avec le bénéfice de l’exterritorialité complète. En Dalmatie, une partie des positions perdues est reconquise définitivement en 1125. Jean II Comnène restitue aux Vénitiens leurs privilèges de 1082, avant de leur accorder en 1126 le libre accès à Chypre, à Rhodes et en Crète. Enfin, en mars 1148, ils obtiennent un large accroissement de leur quartier constantinopolitain pour prix de leur campagne navale devant Corfou, qui brise l’offensive des Normands de Roger II.

L’expansion commerciale vénitienne, qui est facilitée par l’apparition en 1109 d’un nouveau type d’association commerciale, la compagnie — dont les membres se répartissent les profits et les pertes au prorata du capital engagé par chacun d’eux —, connaît alors son âge d’or. Constituant la plus importante colonie étrangère établie dans l’Empire byzantin, où ils contractent de fructueuses alliances matrimoniales, les Vénitiens sont également présents à Constantinople, où affluent les produits de la mer Noire, de la Thrace et de l’Asie Mineure, à Corinthe, où se rassemblent l’huile et les soieries du Péloponnèse, à Thèbes et à Sparte, où se fabriquent ces dernières, etc. Ils fabriquent secondairement à Acre, qui devient le principal centre de leurs activités au Levant, et même à Alexandrie à l’exemple du plus illustre d’entre eux, Romano Mairano, actif entre 1153 et 1171 ; ils dominent le marché des épices en Orient et organisent parallèlement en Occident celui du sel (des lagunes de l’Adriatique) et celui du blé (Pouilles), établi au Rialto. Ils assurent ainsi l’indépendance alimentaire de leur ville, qui s’embellit rapidement : achèvement de la basilique Saint-Marc au xiie s. ; édification de plusieurs ponts sur le Grand Canal ; mise en place d’un éclairage nocturne surveillé par les domini di notte (seigneurs de la nuit).

Un tel accroissement de puissance entraîne la transformation des institutions. Reconnu totius Istriae dominator, puis, après la conquête de Fano en 1141, dominator Marchie, le doge confie à l’un de ses parents la charge de vice-dominator, lorsqu’il dirige une expédition lointaine, ainsi que les fonctions de comte de Dalmatie et de comte d’Istrie. Il restaure ainsi un système politique familial à tendance héréditaire. En vain puisque, au moins dès 1143, le doge Pietro Polani (1130-1148) doit accepter la constitution d’un Conseil des sages (Consilium sapientium), formé des techniciens des affaires publiques (primates, proceres, principes, nobiliores) qui ont déjà contribué à évincer le clergé de la direction de l’État en 1130. Comprenant de droit les judices, présidé par le doge, peut-être élu par l’arengo (assemblée populaire), ce Consilium majus de 30 à 35 membres décide en fait désormais seul pour le bien de la Comune Venetiarum. Recruté sur la base des 6 sestieri formés vers 1172, un Consilium minus de 6 membres joue dès lors un rôle essentiel dans cette ville, dont le gouvernement est assuré par des spécialistes recrutés dans des cercles restreints et qui soumettent le doge à un contrôle étroit avec l’aide de magistrats surveillant la justice (Curie judicum et advocator Comunis : accusateur public), l’administration (justiciarii et visdomini) et les finances (camerarii).


De l’indépendance à l’Empire


Les crises de la fin du xiie s

Aggravée en 1159 par l’appui accordé au pape Alexandre III, la menace germanique n’est écartée que lorsque l’empereur Frédéric Ier Barberousse se soumet à ce pontife sous le porche de Saint-Marc, le 24 juillet 1177, et renonce par contrecoup à imposer sa souveraineté à Venise.

Plus dangereux, Manuel Ier Comnène veut replacer les Vénitiens sous la loi commune afin d’apaiser le mécontentement de ses sujets grecs, rendus xénophobes par l’importance des privilèges accordés aux Latins, notamment à Constantinople, où leur colonie aurait alors comporté 80 000 résidents.

Manuel Ier progresse en Dalmatie, où Raguse passe sous son autorité, s’appuyant sur Ancône, soutient la révolte de Zara en 1170, interdit tout trafic vénitien avec les territoires byzantins (1165-1168) et accorde des privilèges plus étendus aux Génois en 1169. Le 12 mars 1171, il fait arrêter tous les Vénitiens résidant dans l’Empire : leurs biens sont confisqués.

Mais, après le soulèvement de Raguse et de Zara en 1196, la situation est redressée par le doge Enrico Dandolo (1192-1205).