Vega Carpio (Felix Lope de) (suite)
Entre 1630 et 1635, les dernières années de sa vie, Lope, assagi, désabusé, ne laisse pas de sourire et d’amuser, de plaider pour les faibles — pour lui-même —, de séduire et d’enchanter. Sur scène, le duel des rivaux fait place au duo concerté des amoureux ; son deus ex machina se montre compréhensif et, à point nommé, invente une fin heureuse. Lope écrit alors Si no vieran las mujeres, La noche de san Juan, Las bizarrías de Belisa, Contra el valor no hay desdicha, Amar servir y esperar et l’excellent Castigo sin venganza (le Châtiment sans vengeance).
En 1634, il publie coup sur coup un poème héroïco-burlesque sur les chats, La gatomaquia (la Gatomachie) et un recueil de poèmes, Rimas humanas y divinas del licenciado Tomé de Burguillos. En 1635, il meurt la plume à la main. Depuis longtemps, il ne lisait plus. « On ne peut tout faire », disait-il. Il avait perdu le contact avec la nouvelle société. Il laisse tomber le sceptre. Calderón* le recueille.
L’Espagne va peu à peu se couper en deux. D’une part, il y aura le peuple mêlé qui se retrouve dans les corrales : les bourgeois, les lettrés, les fonctionnaires, les clercs, les artisans, qui rêvent d’un monde périmé, d’ailleurs purement imaginaire, où tous étaient égaux, « les uns plus, les autres moins » ; d’autre part, il y a le monde fermé de la Cour, arrogant et distant, qui va, désormais, chercher son image idéale, pour fuir sa réalité, dans les théâtres des palais royaux, où l’on monte de grands spectacles au moyen de machines ingénieuses, de décors peints et, en perspective, de rideaux s’ouvrant et se fermant, d’orchestres et de chœurs.
Une telle production, si liée aux événements, aux courants éphémères de pensée, à la mentalité fluctuante d’une nation à la dérive, aurait dû passer vite de mode. Il n’en est rien. Sa frivolité et sa superficialité l’ancrent profondément dans une humanité éternelle : les classes sociales ne cesseront jamais de se heurter, de se brouiller, de se réconcilier ; les deux sexes ne cesseront jamais de s’affronter, avec de secondes intentions, dans l’enjouement de la jeunesse, les ris et les pleurs ; l’homme convoitera toujours les hochets des honneurs ; il aspirera toujours, en sa faiblesse, au pouvoir et à la force, et, en sa force, au doux répit de la faiblesse. La comédie espagnole, dont Lope de Vega fut le thuriféraire, explore et arpente le domaine poétique du quotidien. L’Espagnol ordinaire l’applaudit et l’applaudira encore deux siècles au moins, refondant selon les besoins de l’heure ses vieilles pièces et celles de ses émules. Maintenant, il parcourt du regard ce vaste champ où plus rien ne pousse avec la satisfaction de l’héritier, pauvre mais fier, et avec de la nostalgie pour ce paradis perdu. L’étranger même, qui aborde l’œuvre immense du poète, succombe à son charme. Lope rêvait et il rêve avec lui. Ce qui reste dans les livres n’est pas lettre morte. Les mots chantent, dansent et jouent.
C. V. A.
M. Menéndez y Pelayo, Estudios sobre el teatro de Lope de Vega (Madrid, 1919-1927 ; nouv. éd., 1949 ; 6 vol.). / H. A. Rennert et A. Castro, Vida de Lope de Vega (Madrid, 1919). / J. Fernández Montesinos, Estudios sobre Lope (Mexico, 1951). / G. Laplane, Belardo ou la Vie de Lope de Vega (Hachette, 1963). / K. Vossler, Lope de Vega y su tiempo (Madrid, 1963).