Vallejo (César) (suite)
Après de brillantes études de lettres et de droit à Trujillo et à Lima, Vallejo va traduire, dans un recueil au titre inquiétant : Los heraldos negros (les Hérauts noirs, 1918), son immense pitié pour ceux qui souffrent, sa douleur devant les « coups venus de la haine de Dieu » qui frappent l’homme gratuitement, semble-t-il, et son angoisse face à la mort. Dès ce premier recueil, en effet, le poète se montre hanté par la mort, qu’il sent partout présente dans la vie, et par le temps, l’allié de la mort, qui ronge la vie. Déjà, aussi, il laisse percer son espoir en un salut, non individuel mais collectif, le salut des humbles, des victimes de l’injustice, de toute l’humanité douloureuse : « Quand nous nous verrons avec les autres | au bord d’un éternel matin, nous déjeunerons tous ! »
Si, en ce qui concerne la forme, l’influence du modernisme se fait souvent sentir dans ce recueil, dans Trilce (1922) la rupture avec le langage poétique traditionnel est totale. Convaincu que la vie n’a aucun sens (« absurde, toi seul est pur »), Vallejo donne, avec ce recueil dont le titre ne signifie rien, dans la pure révolte poétique. Des fantaisies typographiques, une syntaxe débridée, des images en pleine liberté sont l’expression de l’univers mental du poète, marqué au sceau de l’angoisse et qu’ont profondément bouleversé la mort de sa mère et quelques mois de prison. Mais toujours, même au sein de ce monde vide et hostile, cette nostalgie d’un bonheur unanime.
À trente et un ans, Vallejo quitte le Pérou pour toujours et se fixe à Paris. Il y mène une vie difficile, se marie, fréquente les écrivains et les artistes de l’époque (Desnos, Tzara, Marcel Aymé, etc.), étudie le marxisme et fait trois voyages en U. R. S. S. Inscrit au parti communiste espagnol, il écrit un roman « prolétarien », Tungsteno (le Tungstène, 1931).
Une dizaine d’années se sont écoulées depuis Trilce, lorsqu’il reprend sa plume de poète pour écrire Poemas humanos (Poèmes humains), auxquels il travaillera jusqu’à sa mort et qui seront publiés en 1939. Bien qu’un lourd sentiment d’angoisse continue de peser sur elle, la pensée de Vallejo a perdu un peu de ses couleurs funèbres : en elle est maintenant ancré l’espoir du salut de l’homme par lui-même et de lendemains meilleurs pour les déshérités — Vallejo, militant marxiste —, et même celui d’un imaginaire triomphe de la vie sur la mort, celle-là fût-elle « implacablement, impitoyablement horrible ».
Lorsque va éclater l’effroyable guerre d’Espagne, Vallejo s’identifiera littéralement au peuple espagnol et, pour chanter son agonie, il aura les paroles du Crucifié : España, aparta de mí este cáliz (Espagne, éloigne de moi ce calice). Les poèmes réunis sous ce titre, tout remplis de sang et de cadavres, sont un cri d’horreur et un cri d’espoir : le sacrifice ne peut être vain, il contient le germe d’une vie nouvelle placée sous le signe de la solidarité humaine.
Celui qui avait écrit, dans un poème prémonitoire : « Je mourrai à Paris, un jour d’averse... », allait succomber effectivement à Paris, à l’âge de quarante-six ans, un vendredi saint. Louis Aragon prononcera son éloge funèbre. Depuis ce jour où il rejoignit la mort qui fut l’obsession de toute son existence, Vallejo n’a cessé, par la densité de sa pensée et par son verbe, ivre de liberté, d’exercer, en dépit de détracteurs, une influence profonde sur la poésie de langue espagnole.
J.-P. V.
A. Coyné, César Vallejo y su obra poética (Lima, 1957). / X. Abril, Vallejo Ensayo de aproximación crítica (Buenos Aires, 1958) ; César Vallejo ó la teoría poética (Madrid, 1963). / A. Ferrari et G. Vallejo, César Vallejo (Seghers, 1967).