Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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utopie (suite)

Orwell et la contre-utopie

Le concept de contre-utopie n’est pas encore défini de façon unanime. Il importe de distinguer l’anti-utopie, image nostalgique d’une société sans contrainte, de la contre-utopie, prévision pessimiste doublée d’une mise en garde. Nous avons vu plus haut la parenté avec une certaine forme de futurologie. Celle qui la lie à l’utopie de démystification est indirecte, mais non moins réelle. Entre Fourier qui prône la liberté du sexe et Orwell qui dénonce sa répression dans les cadres du totalitarisme à venir, on discerne aisément la communauté d’une intention désaliénante.

George Orwell (1903-1950) est en effet le maître de ce genre, qui comprend aussi le Meilleur des mondes (1932) d’Aldous Huxley*, de même que certains chapitres du Gulliver de Jonathan Swift*. C’est donc un genre bien britannique, qui utilise volontiers les ressources de l’humour. Il serait injuste, cependant, d’oublier un précurseur russe d’Orwell, Zamiatine*, sans parler d’Aristophane*, dont la pièce l’Assemblée des femmes est sinon le modèle, du moins l’une des premières manifestations de ce genre. La question insoluble de savoir si le grand comique athénien voulait dénoncer, mettre en garde ou tout simplement amuser son public doit être naturellement mise entre parenthèses ici.

1984 (publié en 1949) est le tableau peu idyllique d’une Grande-Bretagne « socialiste ». C’est une société hiérarchisée comportant un « parti intérieur » (dirigeants), un « parti extérieur » (exécutants), le prolétariat, des esclaves et, enfin, un univers concentrationnaire. Le conformisme intellectuel et moral est total ; le puritanisme sexuel l’est également. Pas de mariages d’amour ; c’est le parti qui choisit les couples en fonction de ses propres critères. L’amour libre et même l’« amour » vénal sont réprimés ; une « ligue contre le sexe » déploie une propagande incessante en faveur de la « pureté ». Mais ce puritanisme ne vise que le parti extérieur ; les membres du parti intérieur ne semblent pas dédaigner les plaisirs de l’existence ; quant au prolétariat, sous-alimenté, surexploité et méprisé, il a droit non seulement à une sexualité libre, mais aussi à une ration de pornographie (!) fournie par le gouvernement en tant qu’opium du peuple. Cet univers totalitaire est aussi un univers schizophrénique : la pensée est dissociée (double-think), le langage est dominé par les néologismes (novlangue), la dimension temporelle de l’existence dépérit au profit de la dimension spatiale. Le remaniement constant du passé en fonction des exigences variables du présent (Orwell procède à une extrapolation sociologique des enseignements des premiers procès d’épuration) aboutit à une suppression de l’histoire : l’univers d’Orwell vit donc dans un éternel présent où le parti a toujours raison. C’est aussi un monde consciemment et volontairement antihumaniste. Le héros du roman Winston Smith essaye de « retrouver l’histoire » et en même temps de se repersonnaliser dans les cadres d’une liaison avec une jeune non-conformiste. Tentative condamnée à l’échec et qui conduira le couple à la catastrophe. En somme, Orwell dénonce avec une lucidité sans faille cette donnée fondamentale de toute pensée totalitaire : l’horreur de la dialectique, dont l’élimination de l’historicisme, d’une part, et le rejet de l’humanisme, de l’autre, sont deux aspects complémentaires. Ces traits se retrouvent mutatis mutandis dans la démarche philosophique de l’un des principaux courants du marxisme français : l’école de Louis Althusser.


Les utopies réalisées

Il y a enfin les utopies réalisées. On ne rangera pas dans cette catégorie paradoxale, en apparence, les expériences communautaires dans le genre de celle de Robert Owen. En effet, ces expériences ont lieu avec le concours de protagonistes convaincus d’avance. Or, la vraie utopie compte plus sur les institutions pour transformer les hommes que sur les hommes pour transformer les institutions.

Le monachisme* est, ici, plus intéressant. Son existence dans des contextes religieux et sociaux éloignés dans le temps et dans l’espace prouverait qu’il est l’expression d’une constante anthropologique, qui est peut-être la même que celle que traduit l’utopisme : désir d’uniformité, « peur de la liberté » (c’est le titre d’un ouvrage célèbre du psychanalyste Erich Fromm), désir d’éternité, volonté d’échapper à l’histoire. Risquant une hypothèse philosophique, on peut essayer de lier cette question à l’épistémologie d’Émile Meyerson (Identité et réalité, 1907), qui discerne dans le « cheminement de la pensée » deux composantes : l’identification et l’intuition du divers, la première étant négatrice de l’histoire et, de façon générale, de la temporalité dialectique, concrète. On peut considérer l’utopisme et le monachisme comme deux expressions différentes mais apparentées de cette tendance de l’esprit humain, et ce indépendamment du contenu proprement religieux du second. L’idée d’un monachisme laïque n’a, d’ailleurs, rien d’absurde. Dans Demain, le Moyen Âge (1972), Roberto Vacca propose la fondation de véritables monastères laïques destinés à transmettre l’héritage culturel au-delà de ce nouveau Moyen Âge, dont le futurologue italien craint l’avènement imminent.

C’est à ce contexte qu’appartient également l’étude des pratiques utopiques mineures, comme la fête des fous de notre Moyen Âge ou encore les saturnales romaines. Ces pratiques assument une fonction désaliénante implicite, car elles mettent en évidence le caractère relatif (historique) des distinctions sociales que les idéologies officielles du monde gréco-romain (Aristote) n’avaient eu que trop tendance à percevoir de façon réifiée. Elles s’apparentent donc, dans une certaine mesure, aux utopies de démystification de type fouriériste que nous avons envisagées précédemment. Mais elles peuvent jouer aussi le rôle d’opium du peuple, ce qui traduit bien la foncière ambiguïté de l’utopisme.