Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
U

utopie

Construction rigoureuse dans l’imaginaire collectif.



Recherche d’une définition

L’homme a toujours cherché à connaître l’avenir de son espèce et à le maîtriser. La tendance utopique est donc une dimension de son humanité, et, parmi les innombrables définitions possibles de l’homme, celle d’« animal utopicum » n’est sans doute pas la plus mauvaise. C’est peut-être aussi l’un des critères distinctifs entre le « civilisé » et ceux qu’à l’époque de Lévy-Bruhl* on avait le tort de désigner par le terme de primitifs. Chose curieuse, l’épithète d’utopiste, porteur d’une partie de la dignité de l’homme et de l’autosatisfaction du civilisé, apparaît de prime abord chargé d’une connotation péjorative ou, à tout le moins, ironique : traiter quelqu’un d’utopiste n’a, on le sait, rien d’un compliment. Nous avons là une leçon de modestie inscrite dans les structures du langage. Or, cette ambiguïté n’est pas la conséquence d’une définition boiteuse visant une donnée mal délimitée ou peu homogène ; elle traduit l’essence d’une donnée anthropologique à cheval sur la psychologie individuelle et l’historicité de l’espèce. L’homme historique vise volontiers l’infini, l’impossible : voilà un aspect de son humanité ; mais l’homme individuel, qui poursuit systématiquement l’impossible, risque de se trouver sur le chemin de la folie.

Pour François Laplantine, l’utopie est « la construction mathématique, logique et rigoureuse d’une cité parfaite soumise aux impératifs d’une planification absolue qui a tout prévu d’avance et ne tolère pas la moindre faille et la moindre remise en question. L’utopie est synonyme de totalitarisme. Le diagnostic ethnopsychiatrique qui peut être porté sur l’utopie est celui du rationalisme dévitalisant, de l’aptitude morbide à la stéréotypie et à l’abstraction et de la schizophrénie politique » (les Trois Voix de l’imaginaire, 1974). Jugement sévère, mais partiellement mérité, encore que l’assimilation de l’utopie au totalitarisme ne soit pas sans soulever des difficultés. En effet, le totalitarisme existe ; cette assimilation ampute donc la définition de l’utopie d’un critère essentiel et risque d’aboutir à une absorption, sans réciprocité, du premier concept par le second. De plus, l’utopie n’est pas uniquement projet déréaliste ; elle est aussi, d’après Ernst Bloch, principe d’espoir et ferment d’action. Sans la recherche « utopique » de la pierre philosophale nous n’aurions peut-être jamais eu la chimie moderne. Le titre d’un ouvrage de René Dumont (l’Utopie ou la Mort, 1973) reflète bien cette « ambiguïté dynamique » de l’utopie, qui n’est pas sans rappeler la dialectique de l’être absolu et du néant absolu chez Hegel, se résolvant dans le devenir ; il faut parfois savoir vouloir l’impossible libérateur pour échapper à la certitude résignée.

Dans « l’Utopie ou la Raison dans l’imaginaire » (Esprit, avr. 1974), Jean-Marie Domenach dresse la liste non close des gloses antithétiques qui, au cours des siècles, se sont accumulées au sujet de l’utopie.

Dans la mesure où l’ambiguïté ainsi décrite constitue précisément l’essence même de l’utopie, on peut ne pas être d’accord avec la conclusion de Domenach : « Il n’existe pas une essence de l’utopie. »

C’est donc en fonction de cette ambiguïté fondamentale de l’utopie que l’on tentera de définir ce concept par rapport à l’idéologie*, au messianisme (v. millénarisme), à la contre-utopie et à la futurologie. Reprenant une suggestion terminologique formulée il y a longtemps (1946) par l’auteur de ces lignes, on peut distinguer un concept subréaliste de l’utopie (rêverie autiste visant un but irréalisable) de son concept surréaliste (ferment d’action et principe d’espoir). Mais il s’agit là de deux dimensions à la fois complémentaires et contradictoires d’une totalité dialectique unique, sinon homogène.


« Idéologie et utopie »

C’est le titre d’un ouvrage célèbre de Karl Mannheim (1893-1947) paru en Allemagne en 1929. Dans l’ambiance intellectuelle chargée de tension des dernières années de la république de Weimar, la publication de cet ouvrage a été un événement. Une traduction tronquée et peu fidèle l’a privé en France et dans les pays anglo-saxons de l’audience qu’il aurait méritée.

Mannheim voit la parenté de l’utopie et de l’idéologie dans le fait que celles-ci sont l’une et l’autre transcendantes à l’être. De plus, elles sont l’une comme l’autre tributaires d’une conscience fausse. Cette notion de fausse conscience utopique est importante, mais elle est aussi source de difficultés. La différence entre idéologie et utopie réside, selon Mannheim, dans le fait que l’idéologie est investie d’une fonction conservatrice, alors que l’utopie serait plutôt révolutionnaire. Ainsi, Mannheim tombe dans l’erreur diamétralement opposée à celle que l’on a cru pouvoir critiquer dans l’ouvrage de François Laplantine : il ne voit que l’aspect positif, surréaliste (« historiogène ») de l’utopie et néglige son aspect artificiel et dévitalisant.

Mais, dans l’optique de cette conception, la notion de fausse conscience utopique risque de ne signifier plus grand-chose, alors qu’elle se recoupe spontanément avec celle de schizophrénie politique signalée par François Laplantine. En effet, l’utopie, selon Mannheim, nous apparaît comme un facteur de désaliénation plutôt que comme un facteur d’aliénation.


Utopie et messianisme

Le messianisme peut être défini comme la « riposte contre-acculturative » d’une société traditionnelle qui transforme son désespoir en espoir grâce à l’insertion dans une structure religieuse ; c’est une « logique de l’attente » fondée sur l’espoir millénariste. Dans l’optique de ce que l’on a désigné par l’expression concept subréaliste de l’utopie, le messianisme est l’opposé de l’utopie. Tous deux s’opposent l’un à l’autre comme la vie s’oppose à la mort. Une fois de plus, il convient de nuancer. Les recherches de Georges Devereux montrent les implications psychopathologiques de l’attente messianique. Messianisme et utopie ont en commun leur « blocage délirant de la fonction temporelle et historico-conflictuelle de notre expérience » (les Trois Voix de l’imaginaire). Dans l’optique d’un concept global de l’utopie (embrassant à la fois ses aspects négatifs et ses aspects positifs), la différence entre utopie et messianisme s’estompe : l’utopie peut être considérée comme le messianisme des contextes évolués ; le messianisme comme l’utopie des contextes archaïques et postarchaïques.