Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Turquie (suite)

L’Ortaoyunu (« Jeu du milieu ») correspond à peu près à nos farces du Moyen Âge. Le spectacle n’a pas lieu sur une scène, mais au milieu du public, avec des accessoires rudimentaires. Il fait intervenir acteurs, musiciens et danseurs. Les acteurs se réduisent essentiellement à deux personnages : un lettré (Pişekâr) et un vaurien (Kavuklu). Les personnages féminins (secondaires) étaient joués par des hommes, ce qui permettait d’entretenir une équivoque qui se voulait comique.

Le Karagöz est non pas un théâtre d’ombres, mais la projection sur un écran d’images colorées translucides. Ces silhouettes présentent toujours un même profil. Le spectacle est accompagné au tambourin et à la flûte. Bien que l’islām ait interdit la représentation des êtres vivants par le dessin ou la sculpture, le Karagöz a été, après une courte phase d’interdiction, toléré en raison de son symbolisme mystique. Une représentation comporte deux parties : la conversation (muhavere) et le jeu (fasıl), plus complexe que celui de l’Ortaoyunu, mais qui comporte, comme ce dernier, deux personnages qui s’opposent : Pişekâr s’appelle ici Hacivat, et Kavuklu Karagöz. Pour le théâtre populaire comme pour le théâtre classique, on ne dispose de sources précises qu’à partir du xvie s. On a connaissance dès la période préislamique d’une forme théâtrale liée à la religion chamaniste en Asie centrale. On évoque, à côté du théâtre populaire, un théâtre villageois qui semble avoir été la survivance d’anciennes réjouissances religieuses et en particulier d’un vieux culte phallique.

Au xve et au xvie s., les Juifs venus d’Espagne et du Portugal ont introduit une forme théâtrale appelée hokka-bazlık qui n’est pas sans rapport avec le Karagöz et l’Ortaoyunu. Mais il faut attendre le xixe s. pour voir apparaître un théâtre vraiment ottoman, et joué par des Ottomans.


La littérature de 1840 à la révolution kémaliste

Vers 1840 commence une ère de réformes qui va durer quelque quarante ans, jusqu’à l’absolutisme d’Abdülhamid II : c’est l’ère du Tanzimat. Parallèlement se développe un mouvement littéraire, l’école du Tanzimat, à laquelle participent : Şinasi (1826-1871), fondateur de la presse turque, simplificateur de la langue et auteur de nombreuses traductions d’œuvres françaises ; Namik Kemal (1840-1888), poète, journaliste, dramaturge et historien, considéré comme le père de la littérature moderne (il écrit le premier roman « turc » et la première pièce de théâtre « turque », jouée en 1873). Aux côtés du romancier Samipaşazade Sezai (1860-1936) et du poète Abdülhak Hâmid Tarhan (1852-1937), on distingue des poètes et des prosateurs comme Ahmed Midhat (1844-1912), Recaizade Mahmud Ekrem (1847-1914), Ziya Paşa (1825-1880) et, dans un second temps, Nabizade Nâzim (1862-1893), Ismail Safa (1867-1901), Mualli Naci (1850-1893), Halid Ziya Uşakligil (1866-1945), Mehmed Rauf (1875-1931) et Cenab Şahabeddin (1870-1934).

Avec le règne d’Abdülhamid II commence, du point de vue littéraire, une phase moins active. Cependant, en 1891, Ahmed Ihsan Tokgöz (1868-1942), traducteur de romanciers français, crée un nouveau mouvement : Edebiyatı Cedide (Nouvelle Littérature), appelé aussi littérature du Servet-i Fünum (Trésor des sciences), dont la direction est assumée à partir de 1901 par Tevfik Fikret (1867-1915). On retrouve dans ce mouvement des écrivains tels que Cenab Şahabeddin et Halid Ziya Uşaklıgil (1866-1945), mais aussi Hüseyin Cahid Yalçin (1867-1942), Süleyman Nazif (1869-1927) et Ahmed Hikmet Müftüoğlu (1870-1927).

À l’écart du mouvement, Hüseyin Rahmi Gürpınar (1864-1944) et Ahmed Rasim (1864-1932) décrivent, dans le jargon de la bureaucratie impériale, la vie populaire et les milieux littéraires de l’époque.

Il en est du théâtre comme de la littérature : à la phase de libéralisme qui se manifeste avec la fondation par Güllü Agop (1840-1891) d’un théâtre ottoman (le théâtre, jusque-là, avait surtout été le fait d’auteurs et d’acteurs arméniens tels que Bedros Heronimos Atamyan, Tomas Fasulyeciyan et Mardiros Mınakyan) succède une période de pression politique sur les auteurs, qui écrivent souvent en cachette : Nigâr Hanım, Fikri Paşazade, Ömer Lüfti et Silistireli Mustafa Hamdi marquent l’histoire du théâtre ; leurs œuvres ne furent jouées qu’ultérieurement.

Après la chute d’Abdülhamid II, les idées libérales purent de nouveau apparaître au grand jour. En littérature, le mouvement Fecriati (l’Aube qui vient), dont la grande figure fut Ahmed Hâşim (1883-1933), s’inspire en poésie des symbolistes français et en prose d’Anatole France et de Maurice Barrès.

Cependant, l’esthétisme littéraire va disparaître devant le nationalisme au moment de la guerre des Balkans. Dès avant la guerre, on distingue trois tendances : le panislamisme (ittihad-ı islâm), représenté surtout par Mehmed Âkif (1873-1936), pour lequel la morale musulmane et la solidarité islamique doivent être le remède à toutes les maladies sociales ; l’ottomanisme (osmanlılık), qui prône l’union de tous les sujets de l’Empire sans distinction de races et de religions ; enfin, le panturquisme (türkçülük), appelé aussi touranisme (turancılık).

En 1911 est fondée à Istanbul, par un publiciste originaire de l’Azerbaïdjan, Ahmed Ağaoğlu (1868-1939), et par un officier natif du Turkestan, Yusuf Akçura (1879-1935), une revue, Türk Yurdu, qui devient l’organe de l’association Türk Ocakları (Foyers turcs), dont font partie Ahmed Hikmet Müftüoğlu, Halide Edip Adıvar (1884-1964), Hamdullah Suphi Tanriöver (1886-1966) et Köprülüzade Mehmed Fuad. Ce mouvement absorbe un autre groupe, celui de la revue Genç Kalemler (Jeunes Plumes) [1911-12], dirigée par le nouvelliste Ömer Seyfeddin et le poète et critique Ali Canib ; ce groupe veut utiliser le turc parlé comme langue littéraire. La défense de la langue courante contre la langue littéraire est menée surtout par Ziya Gökalp (1876-1924), poète et sociologue, qui souhaite également redonner sa valeur à l’ancienne littérature folklorique et préislamique ; c’est dans ce sens que Ziya Gökalp est considéré comme l’inspirateur du touranisme.