Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Turquie (suite)

Mais qu’est cette majorité, même en 1919 ? On ne peut, faute de statistiques, que s’en rendre mal compte. Si l’on se fonde sur les documents officiels turcs qui reconnaissent encore en 1945 que 11 à 12 p. 100 de la population est de langue iranienne (kurde), sur les échanges de nationaux entre la Grèce et la Turquie, sur l’immigration de Turcs de Bulgarie, sur la fuite et les massacres d’Arméniens, il n’est pas osé d’estimer qu’elle ne dépasse pas 75 p. 100 dans l’ensemble du pays ; elle doit être bien plus faible dans certains districts du pays.

Comme nous pouvons suivre à peu près le processus d’islamisation et de turquisation poursuivi au cours des siècles précédents, turquisation réalisée par l’arrivée de vagues successives d’émigrants et par assimilation des indigènes, nous devons conclure que la Turquie, considérée cette fois non comme unité politique, mais comme unité ethnique, ne s’est constituée que progressivement entre le xiie s. et l’époque contemporaine.


La naissance du nationalisme

Les revers répétés des Ottomans au cours des xviiie et xixe s. non seulement rétrécissent le territoire de l’Empire, mais, par défection des éléments non turcophones, donnent plus d’importance aux Turcs, qui deviennent ses véritables supports. Importé d’Europe, le nationalisme naît non sans rencontrer de redoutables rivaux dans le panislamisme ou le pantouranisme. La déclaration du poète Mehmed Emin (1869-1944), en 1897 : « Je suis turc, ma race, ma religion sont grandes », peut apparaître comme une incroyable audace de pensée, et pourtant elle associe encore le facteur religieux au facteur ethnique. Dès lors, pourtant, le nationalisme se développe, que soutiennent non seulement Emin, mais le sociologue Ziya Gökalp (1876-1924), le mouvement et le journal Vatan (« Patrie »), la révolution des Jeunes-Turcs (1908). Au cours de la Première Guerre mondiale, il anime officiers et soldats alors que le gouvernement se retranche derrière l’islām en proclamant une guerre sainte qui ne trouvera d’écho ni à l’intérieur ni à l’extérieur des frontières. Il faut les défaites, la résignation du Sultan et de son entourage, l’occupation d’Istanbul, la présence des Italiens à Antalya, des Français à Adana, des Grecs à Smyrne, la perte des territoires arabes du Levant, les projets de constitution d’une Arménie et d’un Kurdistān indépendants, ceux de création d’une Grande Grèce en Anatolie occidentale, voire d’un royaume hellénique du Pont, pour que le nationalisme ne reste pas une doctrine d’agitation ou de sacrifice, mais devienne le sentiment agissant de tout un peuple.


La guerre d’indépendance

La guerre d’indépendance — nom par lequel les Turcs désignent les combats qu’ils ont menés essentiellement contre les forces armées grecques de 1920 à 1922, accessoirement contre les Arméniens et les Kurdes, sporadiquement contre les Français et les Italiens, mais aussi moralement contre les puissances alliées — marque la naissance réelle d’un État turc, au sens moderne du terme. Œuvre de tous les habitants de l’Anatolie, pourtant épuisés par un conflit presque ininterrompu pendant dix ans, elle s’incarne en la personne de Mustafa Kemal paşa*, désigné, après ses victoires, par le vieux titre de Gazi (le « Victorieux »), qu’on donnait aux musulmans vainqueurs à la guerre sainte, et qui prit comme patronyme, en 1934, le nom d’Atatürk. Mustafa Kemal, qui avait obtenu de remarquables succès militaires, entre autres aux Dardanelles, était depuis longtemps acquis aux idées de nationalisme et de révolution. Gênant le Sultan, il avait été envoyé par lui pour inspecter les troupes d’Anatolie orientale et avait débarqué à Samsun le 19 mai 1919. Là, il avait renoncé à ses fonctions pour se lier aux mouvements encore assez peu organisés de la résistance nationale. Il en devint très rapidement le coordinateur, l’âme, puis le chef absolu. Dès le 22 juin, il avait lancé d’Amasya une circulaire condamnant le gouvernement et demandant la réunion d’un congrès à Sıvas. Le 23 juillet, dans un congrès préliminaire, à Erzurum, il avait posé son principe d’intégrité du territoire turc et envisagé un gouvernement populaire pour remplacer celui du Sultan défaillant.

À Sıvas, le 4 septembre, il renouvelle en l’élargissant son programme, et, le 23 avril 1920, se réunit à Ankara la Grande Assemblée nationale, qui se déclare représentative de la nation et délègue son pouvoir à un Conseil des ministres dont le président est le même que le président de l’Assemblée, en l’occurrence Mustafa Kemal : une Turquie populaire et nationale est née, mais sa vie semble bien menacée. Certes, après quelques succès des troupes envoyées par la Porte, les hostilités cessent entre Ankara et Istanbul ; certes, dès le 30 mai 1920, un armistice est signé entre les occupants français et la révolution turque ; certes, les Soviétiques, en avril 1920, s’engagent à appuyer moralement et matériellement les nationalistes ; mais l’Angleterre se montre résolument hostile, fermement décidée à soutenir les prétentions grecques ; mais le traité de Sèvres a été signé par le Sultan (10 août 1920) ; mais Arméniens et Kurdes se soulèvent ; mais la Turquie est exsangue, presque sans armée, presque sans hommes... Le premier front, celui d’Orient, disparaît vite. Le général Kâzim Karabekir (1882-1948), par ses victoires, reprend les territoires arméniens cédés en 1878, et une série de traités entérinent la restitution à la Turquie des districts d’Artvin, d’Ardahan et de Kars (3 déc. 1920 - 12 oct. 1921).

L’affaire est plus dure contre les Grecs. Ceux-ci attaquent le 22 juin 1920, puis de nouveau en janvier, en mars, en juillet 1921. À chaque fois, ils obtiennent d’abord quelques succès, parviennent même à occuper tout l’ouest de l’Anatolie, mais à chaque fois aussi finissent par être battus : à Inönü par Ismet paşa, qui portera le nom de cette localité quand on prendra des noms de famille, à la Sakarya par Kemal, devenu généralissime. Dans le courant de l’été 1922, la situation est renversée : ce sont les Turcs qui dirigent les opérations. Ils percent les lignes grecques et entrent à Smyrne (Izmir) le 9 septembre. Un armistice est signé à Mudanya (11 oct. 1922). Une conférence de la paix doit se tenir à Lausanne. Mustafa Kemal entend que son gouvernement y soit seul représenté. Brutalement, le 1er novembre 1922, il fait voter l’abolition du sultanat : les Ottomans ne garderont plus que le pouvoir religieux du califat. Ouverte le 21 novembre 1922, la conférence de Lausanne se terminera par la paix signée le 24 juillet 1923 : elle fixe, conformément au désir des Turcs, les frontières de la Turquie (les frontières avec les pays arabes restent encore indéterminées, mais seront définies ultérieurement, en particulier en juin 1939 par la cession du sandjak d’Alexandrette [le Hatay] par la France). Le 6 octobre, les troupes turques entrent à Istanbul.