Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Turquie (suite)

La dernière phase de l’évolution du nomadisme anatolien sera en effet une période de fixation généralisée, tant sous l’effet d’une attraction spontanée vers la vie sédentaire que sous celui des pressions gouvernementales (dernières révoltes turkmènes vers 1860-1870 en Cilicie et dans l’Anti-Taurus). Les groupes nomades, au cours de ces deux derniers siècles, se pulvérisent de plus en plus, s’insérant tant bien que mal dans les mailles du réseau toujours plus serré de la population paysanne.


Les muhacir

Un élément supplémentaire est venu précipiter les progrès de la vie sédentaire avec le repli vers l’Anatolie des muhacir (de l’ar. muhādjir), « les émigrants », réfugiés turcs et musulmans qui suivirent d’une part le recul de la puissance ottomane dans les Balkans, essentiellement à partir de 1878, et d’autre part la progression russe vers les pays musulmans de Crimée, du Caucase et de l’Asie centrale. Les apports ont, d’ailleurs, été très variés culturellement et ethniquement, dépassant largement le cadre des populations turques, et le seul critère a été la religion islamique. C’est ainsi que le courant oriental a fourni, outre les Tatars de Crimée, appartenant à la famille des peuples turcs (peut-être un million au total entre 1783, date de l’annexion russe, et 1914), plusieurs centaines de milliers de Tcherkesses, musulmans de la famille caucasienne (après la conquête russe du Caucase en 1859-1864). S’y sont ajoutés des éléments très variés en provenance de l’Asie centrale (en dernier lieu, des Turcs Kazakhs du Turkestan chinois [Xinjiang], arrivés lors de la reprise en main de cette région par les communistes, après un extraordinaire exode hivernal à travers le Tibet [1950-51], et réinstallés en Anatolie par le gouvernement d’Ankara). Des Balkans sont arrivés, avec les Turcs Osmanlis appartenant au même groupe que ceux d’Anatolie (en plusieurs vagues, après les guerres balkaniques de 1877-78 et de 1912-13 ; après la guerre turco-grecque de 1922, 463 000 personnes, dont 400 000 en provenance de l’actuel territoire grec ; de Bulgarie enfin, un dernier exode massif de 155 000 personnes expulsées en 1951), un certain nombre de slaves musulmans. De Crète sont venus, après la perte de l’île, en 1898, plusieurs dizaines de milliers de musulmans de langue grecque, qui continuent à parler celle-ci dans les villages d’Anatolie où ils se sont installés.

L’apport total a donc été considérable, approchant sans doute 3 millions de personnes (fournies en quantités à peu près égales par les courants occidental et oriental), représentant peut-être aujourd’hui, avec leurs descendants, entre le quart et le cinquième de la population totale. Les effets sur la physionomie géographique du pays ont été décisifs. Les muhacir ont largement comblé les vides du peuplement préexistant, notamment dans les régions de Thrace et de l’Anatolie occidentale (bassins de la Marmara, Phrygie) ou centrale (pourtour de la steppe centrale), où ils ont été réinstallés de préférence. En revanche, ils ont été peu nombreux dans la haute Anatolie orientale, où la disparition de la population arménienne lors de la Première Guerre mondiale laissait disponibles cependant d’importants espaces vides. On jugea ce milieu trop âpre et trop difficile pour eux. Leur concentration dans l’Anatolie occidentale, plus accueillante, a ainsi renforcé un contraste d’évolution humaine et de densité de peuplement qui reste un des traits majeurs du pays. À l’échelle locale, néanmoins, les muhacir ont mis en valeur des terres médiocres et jusque-là délaissées, vallées montagneuses ou parties centrales encore partiellement marécageuses de bassins du haut pays, alors que les sites plus variés et attrayants des piémonts étaient déjà occupés par les vieux villages. Leur rôle dans le peuplement rural a, ainsi, été capital, les dernières vagues seulement (Turcs de Bulgarie notamment) ayant été réinstallées en partie dans les villes. Mais leurs apports techniques et culturels au milieu anatolien ont été, dans l’ensemble, assez réduits, à l’exception du roulage, largement diffusé par eux dans une Anatolie où le portage dominait encore à la fin du xixe s. L’acculturation avec les anciens occupants a été, au total, très imparfaite, et le bilinguisme reste la règle chez la plupart de ceux qui parlaient d’autres langues que le turc osmanli.


Pression démographique contemporaine et mouvements internes de population

La répartition de la population et les conditions de l’occupation du sol léguées par les siècles de prépondérance nomade ont été, d’autre part, radicalement modifiées, surtout au cours du dernier demi-siècle, par un puissant mouvement de reconquête et de recolonisation qui traduit la pression démographique contemporaine. La population, grâce à la conjonction d’une natalité encore explosive et d’une mortalité revenue aux environs de 15 p. 1 000, a augmenté au cours de cette période à une allure tout à fait exceptionnelle, passant de 13 millions d’habitants en 1927 à 18 millions en 1945 et à 39 millions en 1977. Bien qu’une tendance à la diminution de la fécondité se manifeste déjà dans les villes et les milieux plus évolués de l’Anatolie occidentale, le taux d’accroissement annuel est encore voisin de 2,4 p. 100, contre 2,8 à 3 p. 100 à son plus haut niveau. Les conséquences géographiques ont été capitales. Partout la limite supérieure de l’habitat permanent remonte en altitude sur les flancs des massifs montagneux, naguère encore livrés aux parcours d’été des nomades et où se multiplient les habitats temporaires estivaux des paysans, bientôt transformés en hameaux permanents. De même, la steppe centrale, occupée il y a un demi-siècle par un petit nombre de gros villages éclatant en été en un très grand nombre de yayla (situées à peu près à la même altitude que les villages d’hiver) a vu beaucoup de ces dernières devenir aujourd’hui des habitats permanents.

Par ailleurs se sont produits de vastes mouvements de migrations internes et de redistribution régionale de la population. Les basses plaines de la façade égéenne et méditerranéenne, désertées après les invasions turques et livrées aux quartiers d’hiver de nomades, ont été recolonisées progressivement par des paysans du haut pays, associés en grand nombre aux nomades fixés et aux muhacir. Ce repeuplement peut être considéré aujourd’hui comme achevé, et ces bassins de la Marmara, ces fossés de l’Égéide, ces plaines de Pamphylie et de Cilicie sont devenus de riches régions d’agriculture spécialisée. Sur la façade septentrionale, les plaines deltaïques du Yeşil ırmak et du Kızıl ırmak, les bassins paphlagoniens ont, de même, été repeuplés par des émigrants dont le principal foyer d’origine est constitué par l’est du littoral pontique, où la continuité de l’occupation du sol à l’abri des ravages des nomades a permis de très fortes accumulations humaines, atteignant plus de 3 millions de personnes sur cette frange côtière étroite et les pentes abruptes qui la dominent. Ces émigrants sont également nombreux à Istanbul, où ils sont signalés en groupes compacts dès le xviiie s., et ont même poussé des avant-gardes jusque dans les régions égéennes. Les bassins de l’intérieur des chaînes Politiques centrales et de leur rebord interne, autre secteur de sédentarisation précoce et de population dense, sont un autre foyer notable d’émigration.