Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Toulouse-Lautrec (Henri de) (suite)

Fils d’un grand seigneur, descendant d’une illustre famille, il semblait devoir être un original comme son père, un cavalier, un artiste amateur comme ses oncles. Ce n’est pas son infirmité qui l’a gêné, et en tout cas pas celle dont tout le monde parle, car certes il était « bas du cul » comme disaient ses amis, et assez petit ; mais, ce qui était plus grave, il avait une affection crânienne (les os de son crâne ne s’étaient pas refermés), et c’est pour cela qu’il portait toujours un chapeau. Il se disait laid, était pourvu d’une barbe inégale et forte, une « barbe d’Auvergnat », il portait un lorgnon de travers, mais il avait de beaux yeux, et, s’il manquait peut-être de distinction, il avait ce qu’on appelait « un type », c’est-à-dire une présentation originale. Ne voulant vivre seul, il habitait chez sa mère, ou en compagnie de son ami Bourges, et c’est le mariage de ce dernier et le départ de Mme de Toulouse-Lautrec qui amenèrent la crise nerveuse au paroxysme de laquelle il fut interné (1899), alors que ses amis, dont Maurice Joyant (1864-1930), conseillaient de simplement le désintoxiquer.

Il jouait un personnage, celui du « fêtard », de l’homme du monde assidu dans les bars (alors récemment installés), dans les maisons closes, où il retrouvait son « ami » Maurice Guibert, représentant en Champagne et amateur de gauloiseries. Vis-à-vis des femmes, il jouait aussi un rôle, celui de l’homme blasé, et aussi du personnage à bonnes fortunes, d’une force amoureuse extraordinaire. Il n’a aimé, croit-on, que Jane Avril (1868-1943), une névrosée, Irlandaise, danseuse fantaisiste de grand talent et qui professait une grande affection pour lui. Il a admiré la « belle Missia », femme de Thadée Natanson et sœur de Cipa Godebski, tous deux ses amis. Son personnage l’amenait à être anglomane, à ne se sentir bien qu’à Londres, ou avec des Anglais et des Américains (écrivains, cochers, clowns).

Ce portrait de Lautrec, qu’on n’a guère fait jusqu’ici et auquel il faut ajouter un trait important, la tendresse, est indispensable si on veut comprendre son art.

Lautrec peintre a été d’abord traditionaliste, comme son ami Louis Anquetin (1861-1932), un de ses condisciples de l’atelier Cormon à l’École nationale supérieure des beaux-arts. Si nous ridiculisons volontiers Léon Bonnat (1833-1922) et Cormon (1845-1924), Lautrec ne le faisait pas, et ses portraits sont dans la tradition de l’École ; pour celui d’Anquetin, c’est normal, car Anquetin a été l’admirateur des maîtres. Pour celui d’Émile Bernard (1868-1941) et surtout celui de Van Gogh*, ils sont différents, bien plus évolués, et près de l’art des modèles. Puis Lautrec s’est affirmé moderne, impressionniste* parfois dès 1882, proche de Degas* et de Jean-Louis Forain (1852-1931) en 1885, touché vite par l’Art* nouveau, mais original par sa recherche de l’individualisme des visages, par l’originalité des attitudes — saisies à la manière de ses amis photographes (Guibert, Sescau) —, par la richesse du coloris, par la liberté des sujets (il faut rappeler que lorsqu’il expose ses maisons closes, au nombre relativement restreint, c’est dans une salle spéciale, fermée à clé, où ne pénètrent que les amateurs, qui reçoivent, en sortant, un verre d’apéritif).

Selon Lionello Venturi, Lautrec atteint « sa grandeur dans la peinture », c’est « une erreur de subordonner son art aux valeurs de l’affiche ». Cette phrase répond à ceux qui voudraient faire avant tout de Lautrec un artiste graphique. Mais son art graphique est au moins l’égal de son œuvre peint.

Comme Degas, il adorait le dessin ; il a dessiné toute sa vie, et avec une facilité et un bonheur rarement égalés. Son dessin n’a rien de celui d’Ingres, de celui de Delacroix, de celui de Daumier ; c’est celui des dessinateurs de journaux, « amusant, vif, sommaire ». Quelques traits lui suffisent, ces traits expressifs que demandent éditeurs et imprimeurs auxquels les dessins ont été proposés — longtemps en vain, car on ne le distinguait pas assez de ses contemporains, tel Henry Somm (1844-1907). Quelques journaux les ont acceptés, dont l’Escarmouche du libertaire Georges Darien, où Lautrec a donné d’immortelles images des acteurs de son temps (1893-94). Le journal les a aussi tirées en lithographie, et c’est aussi sous forme de lithos que Lautrec a illustré les Vieilles Histoires de Jean Goudezki (1893), le volume de Georges Montorgueil sur les artistes de café-concert (1893), l’Yvette Guilbert de Gustave Geffroy (1894). Ces lithographies originales sont à l’origine de la renaissance de la technique, que l’on croyait limitée, après 1860, aux images commerciales, et que le critique Roger Marx (1859-1913) et l’imprimeur André Marty voulaient remettre à l’honneur auprès des maîtres. Lautrec a continué, ses lithos ont été éditées chez Kleinmann, puis chez Pellet ; c’est ce dernier qui a édité le fameux album Elles (1896), montrant que les femmes de maisons étaient à assimiler aux femmes du monde.

Rénovateur de la lithographie, Lautrec a été aussi un des pères de l’affiche* moderne, de l’affiche de peintre. Assurément, Jules Chéret (1836-1932) en a composé avant lui, et Lautrec lui a rendu hommage ; son camarade Bonnard* a sorti avant lui son France-Champagne. Mais Lautrec ne leur doit que peu de chose. Son véritable maître est le Manet* de l’affiche des Chats (1869), avec ses aplats hérités des Japonais. L’affiche de la Goulue au Moulin-Rouge (oct. 1891) a « réussi sur les murs », comme disait Lautrec lui-même ; elle a fait sensation par sa brutalité, et par la franchise de sa couleur, contemporaine de celle des nabis*. Lautrec fera encore vingt-quatre affiches pour ses amis et ses amies, encore que plusieurs de celles-ci aient accepté sa proposition avec au moins des réserves. Il sera aussi l’auteur de grandes lithos en couleurs, la plus célèbre et la dernière étant le Jockey ou le Galop d’essai, qui montre qu’après sa crise de 1899 son art s’est encore élargi.

Un autre aspect, peu remarqué, de l’art de Lautrec est son talent de photographe. On ne peut assurer qu’il pressait lui-même la poire traditionnelle, mais on peut affirmer qu’il choisissait avec soin le cadrage, l’attitude, l’expression de ses modèles, ou plus exactement de son propre modèle, lui-même, volontairement grimaçant ou ridicule.

J. A.