Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Tibet (suite)

La production historique subit l’éclipsé générale de la littérature, qui suit la chute de la royauté (842). Lorsqu’elle réapparaît au xiie s., elle a pris une physionomie particulière : le pouvoir est en train de passer entre les mains des abbés des grands monastères ; et, si l’on trouve encore des généalogies royales ou seigneuriales, l’histoire désormais envisagée est surtout celle du bouddhisme dans son pays d’origine et de sa diffusion tant au Tibet que dans les pays voisins : ce sont, entre autres, les ouvrages appelés chos-’byung (histoire de l’apparition de la Doctrine).

Les chos-’byung suivent un plan constant : cosmogonie, apparition de l’homme, du premier roi, de la lignée des Śākya, à laquelle appartient le Buddha Śākyamuni, vie de ce dernier, histoire du bouddhisme en Inde. Cette première partie, selon les auteurs, est détaillée ou très résumée ; ensuite seulement est abordé le sujet principal. S’il n’est pas le premier de ce type, l’un des plus anciens et des plus réputés, tant au Tibet qu’en Occident, est le chos-’byung de Bu-ston, écrit en 1322.

La plupart de ces œuvres sont d’une faible valeur littéraire, certaines même d’une faible valeur historique. Le Rgyal-rabs gsal-ba’i me-long (Miroir qui éclaire, les généalogies royales) de 1373, par exemple, relate surtout la légende d’un des premiers rois, Srong-btsan-sgam-po. D’autres présentent une vue partisane.

Parmi les ouvrages les plus célèbres, on peut citer le Hu-lan deb-ther, ou Deb-ther dmar-po (Annales rouges) de Chal-pa Kun-dga’ rdo-rje (1346) ; le Deb-ther sngon-po par ‘Gos lotsava Gzhon-nudpal, composé entre 1476 et 1478 (traduit par G. N. Roerich, The Blue Annals) ; le chos-’byung de Dpa’o gcug-lag phreng-ba (1564), le Rgyal-rabs (Généalogies royales, mais, en fait, histoire du Tibet) du cinquième dalaï-lama (1643), le Dpag-bsam ljonbzang de Sum-pa mkhan-po (1748).


Littérature géographique

On peut assimiler la littérature géographique à la littérature historique. Les Tibétains ont envisagé la géographie sous un aspect essentiellement religieux : on trouve surtout des récits de voyage ou des descriptions d’itinéraires destinés à servir de guides de pèlerinage aux lieux saints du bouddhisme, au Tibet et en dehors (Inde, Oḍḍiyāṇa), ou même vers des pays mythiques (Shambala’i lamyig du troisième panchen-lama, écrit en 1775). Dans ces ouvrages, l’accent est mis davantage sur les monuments ou vestiges religieux que sur une description géographique ou ethnographique. En fait, un des rares livres importants de géographie, au sens occidental du mot, est le ’Dzam-gling rgyas-bshad (Explication générale du monde) de Smin-grol Nomon-han (1820).


Biographies et chants mystiques

Avec les rnam-thar (biographies) et les mgur (chants mystiques qui leur sont incorporés), on entre dans le domaine de la littérature pure. Lorsque les biographies contiennent des chants, ceux-ci alternent avec la narration en prose, selon le type exposé plus haut. Parfois même, les chants l’emportant sur la prose, les recueils s’appellent Collection de chants (mgur-’bum).

Le rnam-thar est plus qu’une biographie : c’est le récit des péripéties par lesquelles le saint est passé avant d’atteindre la libération. Ce récit doit servir de guide à ceux qui veulent suivre le même chemin. L’origine de ce genre littéraire n’est pas connue. On a pu y voir l’influence des vies de siddha indiens et de leurs chants mystiques (doha).

La grande époque de ce genre, sur un plan purement littéraire, est certainement celle qui va du xiiie au xvie s. C’est une époque d’explosion mystique : des religieux, en dehors des monastères, s’adonnent à la contemplation. Leur réussite spirituelle se traduit aux yeux du commun par des pouvoirs surnaturels. Parce qu’ils ont transcendé le monde des apparences, leur conduite ne lui est pas soumise : parfois, ils se qualifient eux-mêmes de « fous ». Leur biographie et leurs chants mystiques, conservés et transmis par la lignée de leurs disciples, furent ensuite rédigés par l’un d’eux : la part de création littéraire revenant à ce dernier est impossible à dire, mais indéniable. Pour certaines de ces biographies, le nom de « roman » conviendrait mieux : la légende formée autour du saint est bien loin de la réalité historique. On peut parfois le vérifier en comparant ces versions romancées aux biographies écrites par un contemporain du personnage. Les auteurs vivant, comme leur modèle, au contact du peuple, ils lui empruntent à la fois la forme (langue vivante et drue, versification) et des traits révélateurs de l’état de la société de leur époque, en même temps qu’ils puisent au fonds commun : proverbes, etc.

Mis à part la Biographie de Rva Lotsava (écrite au xiie s. ?), les œuvres de ce type qui suscitent l’admiration la plus universelle, au Tibet comme en Occident, appartiennent à la même école religieuse, celle des Bha’brgyudpa : à commencer par les biographies et mgur de Marpa (1012-1097) et de Milarepa (v. 1040 - v. 1123), écrites par le « fou » du Tsang, Sangs-rgyas rgyal-mtshan (1452-1507). La dernière citée est sans conteste un des chefs-d’œuvre du genre, et peut-être de la littérature tibétaine. À la même époque, se rattachant à la même école et relevant de la même veine, on trouve l’autobiographie et les chants du « fou » de ’Brug, Kundga’ legs-pa (1455-1529), dont la verdeur de langage a parfois fait frémir le traducteur (R. A. Stein, Vie et chants de ’Brug-pa kun-legs le Yogin, 1972).

Jusqu’à nos jours, on retrouve cette tradition des saints inspirés, « fous », matérialisés dans leurs biographies et leurs chants. En dehors de ce courant mystique, la biographie (rnam-thar) est souvent figée : l’hagiographie devient pompeuse et, pour tout dire, ennuyeuse, même si elle gagne parfois en véracité historique. On ne retrouve la verdeur de langage, la vivacité de l’expression que dans les autobiographies, où la verve sarcastique des Tibétains se fait jour : Bka’-chems du Si-tu Byang-chub rgyal-mtshan (1302-1364), Dukula’i gos-bzang du cinquième dalaï-lama (1617-1682), entre autres.