Thoreau (Henry David) (suite)
Bien qu’il ne soit pas une tête politique, Thoreau dénonce l’aliénation de l’homme à un progrès illusoire. Il dénonce : au plan politique, l’excès de coercition ; au plan économique, les ravages du profit et de la division industrielle du travail ; au plan social, la dissociation des hommes entre eux et avec la nature. Mais, plus moraliste que politique, il cherche la liberté dans la frugalité d’une économie du simple nécessaire. Au lieu de courir après un superflu toujours recommencé, quand on a le nécessaire de Walden, il faut savoir « vivre ». Thoreau critique par avance l’engrenage de la société de consommation. Mais, au contraire des utopistes, il ne prêche pas de doctrine. Il affirme seulement que la « vie » est la vraie valeur. Il ne faut donc gaspiller ni son temps ni son espace, car « le coût d’une chose est la quantité de ce que j’appelle « vie » qu’il faut donner en échange ». Au plan politique, Thoreau propose d’opposer à la coercition de l’État la résistance passive de l’individu, qui peut « se constituer en contre-friction pour arrêter la machine ». S’en inspireront Gāndhī en Inde, le « Labour » en Grande-Bretagne et certains contestataires aujourd’hui. Cette politique reprend le libéralisme politique d’un Godwin au xviiie s. : le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins. La loi morale étant supérieure à la loi sociale, ce n’est qu’en réformant les hommes et en fondant l’économie sur la morale qu’on aura une société juste. Les lois n’auront pas besoin d’un État coercitif si elles sont bonnes, affirme ce libertaire optimiste.
Dans la pratique, Thoreau ne prend vraiment position que contre l’esclavage. À la veille de la guerre de Sécession, il défend dans trois articles John Brown, condamné à mort pour avoir attaqué la Virginie esclavagiste un peu trop tôt (« A Plea for Captain Brown », 1859). Avec lui, l’individualisme romantique envahit le puritanisme, le teinte de rousseauisme et tente vainement d’arracher l’Amérique à l’ambition industrielle yankee. Le message de Thoreau fut mal perçu à l’époque, et la victoire du Nord le rendit anachronique. Les excès de la civilisation urbaine et industrielle amènent aujourd’hui un renouveau d’intérêt pour ce réactionnaire souriant et poétique, résolument à contre-courant de ce qu’on appelle l’histoire. Mais on exagère peut-être l’anarchisme politique de ce naturaliste aimable, qu’un contemporain a appelé l’« heureux rebelle de Concord ».
J. C.
W. E. Channing, Thoreau, the Poet-Naturalist (Boston, 1873 ; nouv. éd., 1902). / L. Bazalgette, Henry Thoreau, sauvage (Rieder, 1924). / J. W. Krutch, Henry David Thoreau (Londres, 1949). / E. Seybold, Thoreau, the Quest and the Classics (Yale, 1951). / W. R. Harding, A Thoreau Handbook (New York, 1959) ; The Days of Henry Thoreau (New York, 1965).