Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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théologie protestante (suite)

C’est la tâche de la confession de foi de l’Église que d’essayer de préciser incessamment cela ; du coup, sont exclus à la fois l’arbitraire individualiste et la récitation immobiliste des textes du passé ; on ne peut lire l’Écriture, formidable réserve de filons divers et d’intentions théologiques parfois divergentes, sans se poser la question décisive : qu’est-ce, pour nous, que l’évangile aujourd’hui, et comment l’attester en actes et en paroles parmi nos contemporains ? Ainsi voit-on, au cours des siècles, le centre de gravité de la confession de foi se déplacer : de la justification qui est, pour les Pères de la Réforme, le soleil qui illumine toute l’Écriture, on passe, au xviie s., à la définition de la Vérité comme ensemble cohérent et plausible ; au xviiie s., aux grandes interrogations anthropologiques ; au xixe s., à la recherche des modalités d’une responsabilité sociale de l’Église ; au xxe s., à la rencontre et aux affrontements avec les masses humaines et les pouvoirs en marge de l’univers chrétien... Le commun dénominateur entre ces moments successifs d’une même histoire confessante, c’est le mystère et la dynamique de l’Incarnation. C’est dans cette présence singulière de Dieu à l’histoire humaine, dans la vie unique et exemplaire de Jésus de Nazareth, dans l’action actuelle du Christ vivant qu’est inscrite la nécessité, et aussi la possibilité, d’une adaptation, toujours inventive, aux situations et cultures les plus diverses.

Pour ce faire, il est indispensable d’engager un processus herméneutique continu et global ; depuis Schleiermacher*, la théologie protestante est hantée et constamment vivifiée par le problème de l’interprétation : tentative d’analyser les situations historiques à la lumière de l’évangile, recherche d’une compréhension originale de la personne dans ses relations avec son milieu humain et naturel, sociologie des implantations et formes de la communauté chrétienne, confrontation avec les questions de la linguistique, dialectique de l’idéologie et de la théologie... Elle est dominée par la conscience croissante de l’intrication du fait chrétien avec l’ensemble du réel, dont on ne peut le séparer, auquel on ne saurait le réduire. La théologie n’est plus un domaine à part, elle devient de plus en plus une science dialogale, dans un constant échange avec les sciences de l’homme et l’économie politique. Quelles sont les conditions de production du discours théologique, quelles sont les conséquences socio-politiques de l’existence de l’Église dans une société donnée, quel est son rôle au sein des luttes des classes, telles sont désormais certaines des questions clés qui se posent en contrepoint de toute lecture de l’Écriture pour le temps présent et pour des situations précises.


Deux lignes théologiques

De la sorte, un renversement significatif tend de plus en plus à se produire : traditionnellement « reine des sciences », jalouse de sa primauté et de sa spécificité, entourée d’un respect parfois ironique (ainsi Alain : « La théologie est une philosophie sans recul ! »), la théologie est rentrée dans le rang ; elle tend de moins en moins à émettre des vérités éternelles remises à jour suivant l’air et l’évolution du temps : elle s’efforce de prendre en compte et comme point de départ le réel humain, l’expérience chrétienne de base, le sort de l’homme concret en un temps et en un lieu donnés et d’en faire une lecture critique à la lumière d’une relecture de l’Écriture. La démarche théologique féconde est de moins en moins celle de professeurs pensant et écrivant dans leurs cabinets de travail ; elle s’enracine dans la praxis du peuple de Dieu, solidaire de tous les hommes et mobilisé par le Christ à leur service. Comme le dit un texte des plus officiels de l’Église réformée de France : « Il semble que la théologie ne puisse pas être ramenée à une analyse théorique abstraite (même scientifiquement valable) de la vérité révélée, mais qu’elle doive se formuler par rapport au vécu » (Rapport sur la réforme des études de théologie, 1971).

Deux lignes théologiques sont ainsi définies, qui, dans le monde entier, s’interpellent et, parfois, s’affrontent : la théologie « déductive » et la théologie « inductive ». La première consiste à partir classiquement de l’Écriture ou de la confession de foi pour en dégager le maximum d’implications concrètes pour le temps présent, la communication et le service de l’évangile aujourd’hui ; elle ressortit plutôt à l’orthodoxie doctrinale et structurelle. La seconde s’essaie à une lecture spirituelle du vécu ; elle rassemble et coordonne les données de l’expérience en s’efforçant de les mettre en relation avec le message biblique pour en dégager le sens profond ; elle s’inscrit plutôt dans le mouvement de l’orthopraxie, c’est-à-dire de la fidélité vécue au Seigneur de l’histoire, c’est-à-dire : à l’histoire des pauvres.

Ces deux lignes ont en commun la volonté d’unir étroitement doctrine et pratique, mais, tandis que la première insiste sur la nécessité d’un fondement théologique sûr et d’une foi éclairée, comme règles de l’action droite, l’autre souligne, de préférence, que l’engagement responsable dans l’histoire des hommes, à l’imitation de Jésus de Nazareth, est la condition préalable d’une théologie vivante et d’une foi en prise sur le réel. La première s’essayait à dégager les impacts concrets, les conséquences de la réflexion de la foi sur elle-même, de la Parole annoncée et vécue dans une situation précise ; l’autre réfléchit désormais sur les conditionnements extérieurs du discours et du comportement chrétiens.

Historiquement, il n’est pas douteux que c’est la seconde démarche qui est première et que, en la suivant, la théologie protestante accomplit son propos de retour aux origines du christianisme : l’Écriture, en effet, n’a rien de systématique, d’abstrait et de théorique ; tout entière composée d’écrits de circonstances, elle atteste la volonté qu’ont eue Israël, puis l’Église de donner un sens à l’histoire qu’ils vivaient, en ayant la conviction, la foi, qu’elle était conduite par Dieu ; ainsi, on commence par sortir d’Égypte, puis on dit : « C’est le Seigneur qui nous en a délivrés » ; on commence par rencontrer Jésus de Nazareth, puis on le confesse comme le Christ... L’Écriture étant constituée, on se met ensuite à la lire, à l’expliquer, à la considérer comme manuel doctrinal : l’interprétation du livre remplace la lecture de l’histoire. On a une démarche de clercs et de lettrés, qui succède à celle des constructeurs d’histoire et des prophètes. Parfois, on pense pouvoir faire l’économie de cette dernière...