Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

théâtre (suite)

Espaces transformables à volonté

À la suppression des deux aires traditionnelles, scène et salle, devait correspondre une autre mesure radicale, celle de la disparition de toute structure architecturale fixe. Sur un espace clos, un agencement tridimensionnel, spécialement composé à l’occasion de chaque spectacle, apparaît, pour nombre d’architectes et d’ingénieurs, comme un aboutissement logique.

Dès 1922, Gordon Craig songeait à un « espace vide » à l’intérieur duquel il conviendrait de dresser, pour chaque nouveau type de pièces, une nouvelle sorte de scène et d’auditorium temporaires. Songeant, en 1927, à ce qu’il a appelé le « théâtre synthétique », Walter Gropius* observait que l’architecture devait permettre à l’instrument théâtral d’être « aussi impersonnel, aussi souple et aussi transformable que possible, afin de ne déterminer d’aucune façon la mise en scène et de laisser s’exprimer les conceptions les plus diverses ». Avec son projet de « théâtre total » (1927), Gropius franchit, en quelque sorte le premier, le passage des espaces traditionnels aux espaces nouveaux (théâtre en forme d’œuf comprenant une scène annulaire disposée autour du public, lui-même enserrant un plateau circulaire qui peut être utilisé — avec changement possible au cours du jeu — comme avant-scène, scène en éperon ou scène centrale).

Antonin Artaud, après avoir rêvé à un « théâtre spontané » au milieu des usines, préconisait en 1932 l’abandon des salles traditionnelles pour « un hangar ou une grange » reconstruit « selon les procédés qui ont abouti à l’architecture de certaines églises ou de certains lieux sacrés... ». Sous le même titre de « théâtre spontané », l’architecte Le Corbusier proposait vers 1955 des tréteaux installés sur les chantiers des grands ensemble en construction et sur lesquels les ouvriers improviseraient des sketches inspirés par les misères et les cocasseries de la vie quotidienne.

En Tchécoslovaquie, Josef Svoboda (né en 1920) se prononçait pour « un grand espace absolument libre et variable qui permettrait à l’animateur de décider, pour chaque spectacle, des structures de la scène, du nombre de spectateurs et de leur position [...], de supprimer le décor mort [et de] le remplacer par un espace infiniment modelable, défini par des éléments mobiles en perpétuelle composition et recomposition... ».

Le projet de Werner Ruhnau et Jacques Polieri (né en 1928), présenté au concours de Düsseldorf en 1958 sous le nom de « théâtre mobile », peut illustrer cette même tendance. Dans ce projet, des podiums élévateurs en forme de prismes hexagonaux couvrent toute la surface du théâtre (scène et salle à la fois), permettant un assemblage parfait. Les fauteuils réservés aux spectateurs pivotent et sont amovibles. Il en est de même du projet de théâtre expérimental à transformations multiples de l’architecte français Alain Bourbonnais (né en 1925). Les dimensions et la forme de la scène et de la salle peuvent être modifiées à volonté. Le plancher forme un hexagone, et le plafond un hexagone plan correspondant, leur surface constituant une sorte de mosaïque de triangles équilatéraux, réglables verticalement. Citons encore l’exemple du théâtre à transformations multiples ambulant d’Ohl, prévu pour cinq cents places et dont les éléments peuvent être transportés sur deux wagons. La scène se développe selon diverses combinaisons et comporte une ouverture permettant d’intégrer le jeu dans le paysage réel. Enfin, le « théâtre variable » de Raimund von Doblhoff (Vienne, Augsbourg) se présente comme le plus riche en combinaisons, depuis les structures traditionnelles jusqu’aux aménagements les plus libres : scène circulaire autour des spectateurs, théâtres antique, élisabéthain, à l’italienne, scènes multiples, dispositifs à passerelles de conception orientale, aire de jeu visible à 360°, cirque, etc.

Le Théâtre-Atelier de Belgrade (Bojan Stupica [1910-1970], architecte) comprend dix variations possibles à partir de trois combinaisons principales. Les petites salles des théâtres de Gelsenkirchen, de Mannheim, de Budapest permettent, elles aussi, la composition d’espaces et de rapports acteurs-spectateurs les plus variés.

Récemment, la petite salle théâtrale d’essai de la Cité des arts à Ottawa a été construite selon les mêmes principes.

Une libération totale des contraintes liées à l’architecture a conduit nombre de troupes contemporaines à rechercher les lieux (gymnases, terrains de basket-ball...) « à tout jouer », des lieux où tous les types d’espaces et de rapports peuvent être réalisés : le studio de télévision, volume totalement disponible et suréquipé, apparaît, à certains, comme le lieu théâtral idéal.

Deux exemples constituent des étapes importantes de l’évolution de l’espace théâtral.
— Dans un pavillon des anciennes Halles de Paris (mai 1970), Orlando furioso, d’après l’Arioste, a été présenté par le Théâtre Libre de Rome dans une mise en scène de Luca Ronconi et une scénographie d’Uberto Bertacca. Les aires de jeu ont été composées de deux théâtres à l’italienne, une aire « neutre » où jeu et spectateurs se trouvent mêlés ; des chariots, certains constituant des aires mobiles de jeu, intervenaient par moment sur l’aire neutre, d’autres représentaient des accessoires du spectacle : un espace libre permettait ainsi de reconstituer, selon l’action, la place publique d’une cité médiévale et le théâtre de cour de la Renaissance italienne.
— À Vincennes, le théâtre du Soleil s’installa en 1971 dans d’anciens locaux militaires désaffectés. Le premier de leurs spectacles en ce lieu, 1789, se déroulait sur un espace de 26 mètres sur 4. Cinq tréteaux reliés par des passerelles avaient été aménagés sur cet espace. Le public, assis sur des gradins dont une partie se trouve à l’extérieur, l’autre à l’intérieur des aires de jeu, pouvait se déplacer librement au cours de l’action. 1793, deuxième spectacle interprété par la même troupe dans ce même lieu, comportait un aménagement différent : deux espaces, séparés par un rideau, répondaient à deux moments de l’action. Le public accédait à un premier espace planté d’un praticable de 15 m sur 4 sur lequel une parade permettait d’évoquer l’histoire des années 1791-92 ; puis, sur un second espace évoquant les locaux qu’aménageaient les sans-culottes pour y tenir leurs assemblées, trois tables de bois massives constituaient les aires principales de jeu. Les spectateurs étaient disposés, assis ou debout, sur une galerie à double étage et sur des gradins.