Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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théâtre (suite)

Renonçant aux logiques rationnelles et passionnelles, les auteurs de l’anti-théâtre ne pouvaient que revenir à la magie. Plus d’une génération sépare Antonin Artaud de Fernando Arrabal (né en 1932) ; ils professent néanmoins le même idéal d’anticivilisation avec une exigence d’anti-intellectualisme : « Un théâtre qui produise des transes, comme les transes des derviches ou d’Aïssaouas produisent des transes, et qui s’adresse à l’organisme avec des moyens précis et avec les mêmes moyens que les musiques de guérison de certaines peuplades » (En finir avec les chefs-d’œuvre, 1935) ; « Le théâtre est une cérémonie, une fête, qui tient du sacrilège et du sacré, de l’érotisme et du mysticisme, de la mise à mort et de l’exaltation de la vie. Je rêve d’un théâtre où humour et poésie, fascination et panique ne feraient qu’un. Le rite théâtral se changerait alors en opera mundi, comme les phantasmes de Don Quichotte ou les cauchemars d’Alice au pays des merveilles » (Pour un cérémonial de théâtre, 1970). Ce genre de théorie fournit la clef de toutes les expériences actuelles, qui visent à atteindre directement notre subconscient, en court-circuitant notre conscient et notre intelligence. Ainsi, l’action, alogique, présentera les aspects surprenants, décousus et explosifs du rêve ou du cauchemar ; le dialogue se rapprochera de la présentation radiophonique des disc-jockeys, monnaie courante en Amérique, dont la vague commence à déferler en Europe, où l’animateur, au lieu de communiquer par un discours cohérent et articulé, « plane, plonge, swingue, chante, grogne, module, folâtre tour à tour ; il réagit toujours à ce qu’il vient de dire » (McLuhan) ; les correspondances sensorielles s’ordonneront selon la causalité finale de l’effet à produire, s’inscrivant dans une réaction psychologique globale où doit s’enliser, puis s’anéantir la personnalité de chaque spectateur. Ce dernier impératif se fonde sur les procédés les plus primitifs (fumées d’encens par exemple) comme sur les découvertes techniques les plus récentes (son, bruitage et lumière) ; ainsi, le théâtre, dans ses manifestations importées des États-Unis, comme Jésus Christ Superstar (1971) ou Godspell (1972), tend à confirmer la vision de McLuhan : « Nous approchons rapidement de la phase finale des prolongements de l’homme : la simulation technologique de la conscience. »


Les sujets : actualité ou éternité ?

Tout auteur doit résoudre le problème initial du sujet ; pour le dramaturge, la phase suivante détermine les situations dans le cadre d’un choix limité à trente-six selon Carlo Gozzi, à deux cent mille selon Étienne Souriau, qui écrivait d’ailleurs cela avant le moment où de nouveaux auteurs ouvrirent l’immense éventail des pièces fondées sur des non-situations, triomphe de l’amorphe où au lieu de « faire quelque chose de rien » (Racine, préface de Bérénice, 1670) on fait « rien de tout » — idéal d’un art inscrit dans la prospective d’un holocauste nucléaire, qui semble souvent traumatiser par exemple Samuel Beckett : « Nulle trace de vie, dites-vous, bah, la belle affaire, imagination pas morte, si, bon, imagination morte, imaginez. »

Nous mettrons entre parenthèses le sujet le plus fréquent, l’amour, que l’on tend à croire inévitable bien qu’il fût pratiquement absent de la tragédie grecque ancienne. Il demeure une atterrante source de facilités que Paul Blanchart appelait la « dramaturgie du coucheront-ils ? ». Si on compare les auteurs de talent qui s’adonnent à ce thème qui passionne toujours le public, comme Paul Géraldy, Stève Passeur et Françoise Sagan, aux pires fabricants de pièces dont les succès commerciaux se révèlent aussi grands qu’éphémères au théâtre dit « du Boulevard », on constate la profonde vérité du principe de Jean Anouilh : « Il faut pouvoir jouer, d’une façon ou de l’autre, avec le sujet plutôt que de le subir. »

Cela demeure plus facile — est-ce cause ou effet ? — dans la veine comique où, de Sacha Guitry (1885-1957) à André Roussin (né en 1911), certains dramaturges ont su conférer à la scène cette noblesse si bien analysée par Marcel Pagnol : « Faire rire ceux qui rentrent des champs, avec leurs grandes mains tellement dures qu’ils ne peuvent plus les fermer ; ceux qui sortent des bureaux avec leurs petites poitrines qui ne savent plus le goût de l’air. Ceux qui reviennent de l’usine, la tête basse, les ongles cassés, avec de l’huile noire dans les coupures de leurs doigts [...]. Faire rire tous ceux qui mourront, faire rire ceux qui ont perdu leur mère, ou la perdront [...]. — Celui qui leur fait oublier un instant les petites misères [...], la fatigue, l’inquiétude et la mort ; celui qui fait rire des êtres qui ont tant de raisons de pleurer, celui-là leur donne la force de vivre, et on l’aime comme un bienfaiteur » (Notes sur le rire). Un tel objectif justifierait, si elle avait besoin de l’être, l’exploitation de la veine satirique. La comédie de mœurs mordante à la manière de Molière reste, de Jules Romains à Félicien Marceau, bien vivante. L’auteur comique attaque la société, et certains ne pardonnent pas à Jean Anouilh* quelques-unes de ses œuvres, surtout celles qu’il a recueillies sous l’expression révélatrice de « pièces grinçantes ».


L’engagement

Ainsi, nous arrivons à cette notion, considérée comme spécifiquement moderne depuis que les existentialistes vulgarisèrent le terme (v. engagement en littérature [l’]). En vérité, le concept de pièce à thèse (chez Eugène Brieux [1858-1932], Henry Becque [1837-1899] et surtout George Bernard Shaw*) se distingue peu du théâtre engagé, bien que l’on puisse admirer le goût des philosophes modernes pour « la métaphore militaire »... L’incontestable talent de Jean-Paul Sartre* auteur dramatique attira l’attention sur certaines formes d’engagement plutôt confuses : « Mes sympathies vont indéniablement au socialisme et à ce que l’on appelle le bloc de l’Est, mais je suis né et j’ai été élevé dans une famille bourgeoise. » Il semble bien d’ailleurs que de cette contradiction sorte le succès de pièces comme les Mains sales (1948) : saura-t-on jamais si finalement l’auteur penche du côté d’Hugo, qu’Hoederer juge, se jugeant lui-même ? « Comme tu as peur de te salir les mains. Eh bien, reste pur ! À quoi cela servira-t-il et pourquoi viens-tu parmi nous ? La pureté, c’est une idée de fakir et de moine. Vous autres, les intellectuels, les anarchistes bourgeois, vous en tirez prétexte pour ne rien faire. Ne rien faire, rester immobile, serrer les coudes contre le corps, porter des gants. Moi, j’ai les mains sales. Jusqu’aux coudes. Je les ai plongées dans la merde et le sang. Et puis après ? Est-ce que tu t’imagines qu’on peut gouverner innocemment ? » Et, quatre ans plus tard, le Diable et le Bon Dieu (1951) pourrait nous inviter à nous désengager, Gœtz prouvant en fait le célèbre principe d’Eugène Ionesco : « Les contraires sont identiques. » Le théâtre existentialiste nous engage seulement à penser de vastes problèmes, actuels certes, mais aussi permanents (par exemple le racisme, la torture, le mensonge, etc.), puis nous laisse libres d’en tirer les conséquences ; de cette liberté naît le succès. Au contraire, la pièce à thèse veut nous mobiliser sur des positions bien définies (par exemple, contre les Corbeaux [Becque, 1882] ou contre les marchands de canons, Major Barbara [G. B. Shaw, 1905]) et par-là suscite des résistances souvent insurmontables.