Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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théâtre (suite)

Pendant ce temps, le théâtre officiel, lui, poursuit sa route. Officiel, disons théâtre reconnu et objet de critique, institution établie sur le marché des spectacles, théâtre du Boulevard* ou théâtre de mœurs, qui justifie la violente critique que Jacques Copeau porte contre lui dans le premier numéro de la Nouvelle Revue française. Mais, à vrai dire, l’accusation d’immoralité tombe quand on pense au développement de cette dramaturgie de Dumas fils à Émile Augier, d’Henry Bernstein à Georges de Porto-Riche et à Sacha Guitry, pour ne parler que des Français. Car l’ensemble des thèmes, des situations, des relations humaines représentés sur cette scène se réduit à un petit nombre de stéréotypes dont les combinaisons sont en nombre fini et qui répondent toutes à une attente du public cherchant dans la représentation dramatique une justification ou une sécurité. Comme le marché du théâtre implique l’intervention de critiques, d’imprésarios, d’une « élite » payante, d’une « mondanité », on peut dire que ce théâtre répond parfaitement à sa fonction de divertissement.

Contre lui, sans doute, se définissent tous les efforts de création, les tentatives de l’Œuvre, de la Volksbühne, de Strindberg, du théâtre de l’Abbaye en Irlande, de la « grande génération » espagnole, de l’« expressionnisme » allemand de Wedekind* à Kaiser* et à Brecht*, de Stanislavski à Meyerhold. Mais déjà le problème change, et il s’agit d’examiner la situation de la création dramatique dans les sociétés industrielles...


Les conditions du jeu dramatique : la mise en scène

Il convient, sans doute, de revenir quelque peu en arrière et d’évoquer l’implantation de la « scène à l’italienne », née des spéculations de Brunelleschi et d’Alberti, et tendant à inclure la représentation de la personne humaine dans le cube clos d’un lieu fermé à perspective en profondeur. Cet illusionnisme théâtral, qui s’impose pour la première fois avec la représentation de La Calandria du cardinal Bibbiena (1470-1520) par Baldassare Peruzzi en 1514, à laquelle Vasari donne un sens symbolique, va s’imposer en Europe et détruire toutes les autres formes de construction théâtrale.

On peut dire qu’il a existé un accord entre le catholicisme, la monarchie centralisatrice, la littérature et le théâtre au moment où les grands architectes de théâtre (dont Niccolo Sabbatini reste le modèle avec son Traité sur les machines de théâtre, publié en 1637) vont organiser cet illusionnisme : l’opéra ou le ballet-féerie qui s’empare des thèmes chevaleresques dans une fantastique vision baroque dont R. Alewyn a décrit le dessein, la tragédie classique française où la perspective en profondeur est remplacée par la psychologie en profondeur, dimension cachée et suggérée par le langage allusif de la poésie dramatique.

L’intéressant est de noter que les pièces élisabéthaines ou les pièces espagnoles n’ont pas été conçues pour ce type de scène cubique, mais pour un plateau comparable à l’étendue des fresques, permettant la représentation simultanée des moments de l’action. Le regard du spectateur, au lieu d’être animé par la succession des étapes de l’action, découvre celles-ci globalement distribuées devant lui et, par cela même, relativisées. Aucune des pièces de Lope de Vega*, de Shakespeare ou de Marlowe n’auraient pu être jouées sur une scène cubique « à l’italienne » (où, d’ailleurs, elles perdirent très vite leur sens). Corneille*, qui, dans ses premières œuvres (l’Illusion comique ou le Cid), opte pour la scène polyvalente et simultanée, doit céder très vite à la dictature littéraire et politique de la scène à l’italienne.

Car on peut parler d’une implantation systématique, doctrinale et politique de la scène cubique à partir de la création de l’Académie française, des décisions de Richelieu et de la construction délibérée de scènes permettant l’illusionnisme psychologique ou féerique. La prise de pouvoir des puritains en Angleterre ferme les théâtres qui avaient vu les grandes manifestations de Shakespeare, de John Ford ou de Marlowe ; leur défaite livre le théâtre anglais, avec le retour des rois catholiques, à la scène à l’italienne venue de France. Au xviiie s., personne ne discute plus : la scène cubique, avec son « huis clos », devient l’unique matrice dramatique.

Entre la scène élisabéthaine ou espagnole, plus ou moins tirée du plateau des « mystères », et la scène à l’italienne, l’Occident a hésité entre deux représentations de l’homme dans le cosmos : pour l’une, le centre du pouvoir, de la conscience de soi et de la représentation coïncident, et le centre de gravité des personnages se situe dans l’horizon lointain d’un « point focal » au-delà des apparences ; pour l’autre, la vie se distribue à tous les niveaux de la réalité prise dans sa totalité et présentée comme telle, sans que le temps puisse disposer d’un privilège particulier vis-à-vis de l’espace. La victoire de la scène à l’italienne ne veut pas dire que l’Occident ait choisi la formule la plus conforme à sa propre vision du monde, du moins celle qu’impliquaient l’économie de marché et l’expansion technique. Mais ici, comme le pensait P. Francastel, la morphologie contrôlée par le pouvoir d’État commande à la représentation de l’homme — fût-elle artificielle...

À la fin du xixe s., la technologie entraîne un changement qui provoque peu à peu la disparition de la scène à l’italienne ou, du moins, du privilège exclusif dont elle dispose : le duc de Saxe-Meiningen et son régisseur Ludwig Chroneck, utilisant pour la première fois toutes les ressources de l’électricité, construisent une étendue scénique aux aspects multiples, plus proche de ce que pouvait être la scène élisabéthaine ou espagnole que de la scène à l’italienne. S’ils rendent à Kleist un sens que son temps ne lui avait pas accordé, c’est par la transposition du Prince de Hombourg dans l’étendue construite par le jeu des projecteurs électriques. S’ils éveillent les vocations d’Antoine et de Stanislavski, c’est qu’ils redonnent au théâtre des possibilités qui avaient été étouffées par l’« enfermement » de la scène à l’italienne.

Cette transformation radicale des infrastructures du théâtre livre la représentation à un personnage nouveau, un créateur esthétique dont le rôle était effacé ou médiocre : le metteur en scène.