Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Tennyson (Alfred) (suite)

Mais dans les veines de ce victorien coule aussi le sang d’un père à la personnalité remarquable, intelligent et sensible, passionné, violent et mélancolique, recteur sans vocation de Somersby. L’enfance de Tennyson au presbytère paternel se nourrit de littérature. Dès l’âge de quatorze ans, il donne The Devil and the Lady, petite pièce amusante où l’élément « farce » se mêle à la méditation philosophique, qui lui deviendra désormais familière, et il écrit également avec son frère Frederick (1807-1898) les Poems by Two Brothers (1827). Puis, entré à Cambridge en 1828, il quitte l’université après une brève équipée pour la cause de la liberté, en Espagne (été 1830), avec son meilleur ami, Arthur Henry Hallam (1811-1833).

Ainsi, en lui se côtoient deux tendances qui se reflètent dans son œuvre. Conventionnalisme et humeur romantique. Une tendance optimiste, une pessimiste, désabusée et lucide, une croyance au progrès teintée de scepticisme. Cela le pousse, dans le même recueil de Poems (1832), à dire dans « The Lotus-Eaters » : « La mort est la conclusion de la vie ; ah, pourquoi / la vie ne serait-elle qu’effort ? / [...] Quel plaisir pouvons-nous avoir / à lutter avec le Mal ? », tandis qu’on lit dans « Oenone » : « Respect de soi, connaissance de soi, maîtrise de soi, / ces trois principes seuls conduisent la vie à la force souveraine. / [...] pour vivre selon la loi, / [...] parce que ce qui est juste est juste. » Un moment on peut se demander si Tennyson ne va pas se laisser séduire par le mirage keatsien qui colore Poems, Chiefly Lyrical (1830), par la mélancolie dissolvante de « Mariana », ou par le doute religieux de « Supposed Confessions of a Second-Rate Sensitive Mind ». La critique s’en prend même au volume de 1832 pour manque de contenu moral, alors que, dans « The Palace of Art », le poète rejette déjà officiellement l’art pour l’art, en quelque sorte pour la réalité et la responsabilité, comme plus tard il réprouvera la littérature qui se complaît dans les « caniveaux du zolaisme » (« Locksley Hall Sixty Years After », volume de 1886). En dépit d’un choix intervenu de bonne heure, on sent la bataille jamais finie se poursuivre pour une victoire sans cesse remise en cause. Pour cela, nombre de poèmes prennent cette forme de débat caractéristique de l’art de Tennyson et fournissent l’occasion de l’opposer à R. Browning — maître en la matière — sans réussir d’ailleurs à altérer une grande estime réciproque. Les « Lotus-Eaters » montrent le conflit entre la nonchalance et la responsabilité, « Oenone » blâme la sensualité et l’amour-passion, tandis que « Thitonus » et « Ulysses » (1842), à travers le fameux monologue dramatique, développent l’un l’amertume du vieillard éternel qui s’abandonne à son malheur sans réagir et l’autre la farouche détermination d’un homme à « lutter, chercher, trouver, et ne pas fléchir ». Ces œuvres mettent un terme à dix ans d’un silence — si on excepte « O that’ t were possible » et « Saint Agnes Eve » (1837) — provoqué par les critiques adressées au volume de 1832. Le nouveau volume répond aux aspirations du public, car progrès et optimisme y font figure de mots d’ordre. Dans « The Two Voices » (1834), le débat entre « les deux voix » chères à Tennyson, pour savoir si l’existence vaut la peine qu’on la vive, se clôt par un oui, et, dans « Locksley Hall » (1842), la voix optimiste chante le progrès futur à la voix défaitiste, sans pourtant qu’on puisse parler d’ultime étape. Quarante-quatre ans plus tard, « Locksley Hall Sixty Years After » verra remonter le vieux fond de pessimisme : à l’égard du progrès, de l’absurdité de la vie, dans ce « Despair » (1881) où sombre la foi d’un couple, ou encore dans « Happy », à cause du corps humain si repoussant dans ses fonctions. L’avenir ici-bas semble sombre au vieux poète, même si, dans « The Ancient Sage » (Tiresias and Other Poems, 1885), la voix de l’optimisme, de la foi en la vie et de la foi tout court l’emporte sur le scepticisme. Seule la mort interrompt l’œuvre de Tennyson. Vers la fin de sa vie, il réécrit même des pièces, des tragédies, comme la trilogie Queen Mary (1875), Harold (1876), Becket (1879) à la grandeur de l’Angleterre, mais qui n’apporte rien à la sienne propre malgré le succès de Becket, que sir Henry Irving (1838-1905) adapte pour la scène en 1884. Ne subsistent vraiment que trois monuments. In memoriam (1850), Maud (1855) et les poèmes groupés sous le titre de The Idylls of the King (1859 à 1885). S’ajoutant à la liste des œuvres inspirées par la mort d’un ami cher — ici celle d’Hallam —, In memoriam, longue élégie en cent trente et une sections, constitue une méditation qui débouche sur l’espoir, optimisme et foi effaçant peu à peu les doutes. Doutes qui assaillent ce lecteur de On the Origin of Species de Darwin, mais qui veut croire en Dieu, en sa bonté et en la vie éternelle. L’accueil réservé à In memoriam, livre de chevet du couple royal, ne s’étend pas à Maud, étrange « monodrame » aux confins de la névrose et de la folie, de forme désordonnée comme la pensée du héros. Même si l’exploration de cet esprit malade s’avère intéressante, le public ne goûte ni le désespoir qui parcourt ce poème ni le remède proposé à cette désespérance, la guerre — celle de Crimée en l’occurrence —, et l’Anti-Maud (1855), une parodie de W. C. Bennet, traduit bien la réaction populaire. Avec The Idylls of the King, dédiées au défunt prince consort, on accède au cœur de l’œuvre de Tennyson, celle qu’il mûrit pratiquement toute une vie durant. Et qui obtint un succès immédiat, tant le Moyen Âge satisfait les goûts de l’époque, inspirant aussi bien Ruskin, E. G. Bulwer-Lytton que M. Arnold et les préraphaélites. Déjà, « The Lady of Shalott » (1832) annonçait chez Tennyson la manière arthurienne, et, selon aussi son principe habituel, il s’efforce de donner aux douze livres ou « Idylles » de sa grande épopée un contenu sujet à méditation pour son époque. De « The Coming of Arthur » à « Morte d’Arthur » (ou « The Passing of Arthur ») en passant par « The Marriage of Geraint » (liv. III), « Balin and Balan » (liv. V), « Lancelot and Elaine » (liv. VII), « The Last Tournament » (liv. X) ou « Guinevere » (liv. XI), on suit la lente décomposition d’une société qui perd le respect de soi et s’abandonne à la sensualité.