Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
T

Tasse (le) (suite)

Poème épique en vingt chants et en octaves, la Jérusalem, dédiée à Alphonse II d’Este, narre, lors de la première croisade, la lutte des chrétiens commandés par Goffredo di Buglione contre les troupes infidèles de Soliman et d’Argante. Les principaux épisodes narratifs qui se greffent sur ce thème central ont trait à l’amour du chrétien Tancrède pour la païenne Clorinde, à celui d’Herminie (Erminia) pour Tancrède et aux artifices par lesquels la magicienne Armide tente de séduire les preux catholiques avant de tomber vainement amoureuse de Rinaldo, qui finira par la convertir. L’éloge de la maison d’Este, dont Rinaldo est le fondateur mythique, fait souvent l’objet de somptueuses digressions, et des cohortes d’anges et de démons concourent à tout instant à des dénouements merveilleux. Si l’unité de ce poème foisonnant est surtout esthétique pour le lecteur moderne, elle ne pouvait être que technique et idéologique pour le Tasse ; celui-ci, en effet, se préoccupait avant tout de la conformité de son poème aux règles qu’il énonce dans ses Discorsi dell’arte poetica et ses Discorsi del poema eroico, qu’il s’agisse des règles engageant la finalité religieuse et la vraisemblance historique du poème héroïque lui-même ou de la casuistique, à la fois morale et rhétorique, réglant le choix des personnages, leur conduite, leurs cas de conscience et toutes les péripéties narratives (en particulier les batailles et les duels). Le lecteur moderne, au contraire, est particulièrement sensible à l’abstraction musicale, qui ne cesse d’annuler le savoir et la volonté d’édification du poème, qui confond dans la même immobilité surréelle le faste des cours, l’éclat des armes, l’immensité désertique ou la substance évanescente des paysages de la Jérusalem, où les figures d’errance et de désolation l’emportent singulièrement sur les signes d’ordre et de vérité qui prétendaient les conjurer.

Paradoxalement, l’autocensure qui, au nom d’une plus grande orthodoxie rhétorique et doctrinale, a conduit le Tasse de La Gerusalemme liberata à La Gerusalemme conquistata a fini par accentuer, à force de raideur, le caractère abnorme et inquiétant du poème, tandis que la virtuosité linguistique et musicale, portée à son comble, annonce le formalisme exaspéré de la poésie baroque. Les dernières œuvres poétiques du Tasse relèvent encore plus nettement d’une esthétique prébaroque, qu’il s’agisse de la lourde machinerie de Torrismondo, tragédie de l’inceste (entre frère et sœur) dans un sauvage décor nordique, ou de l’imagerie, aussi fastueuse que glacée, du Mondo creato.

La très vaste correspondance du Tasse et les vingt-six dialogues qui nous sont restés de lui mettent au jour les contradictions d’un homme d’autant plus attaché à l’ordre et à la loi (la poétique d’Aristote, les ordonnances de la Contre-Réforme, la cour, la monarchie, la papauté) qu’il avait douloureusement éprouvé la précarité de la condition et de la raison humaines.

J.-M. G.

 G. Getto, Interpretazione del Tasso (Naples, 1951 ; 2e éd., 1967) ; Nel mondo della « Gerusalemme » (Florence, 1968). / U. Leo, Torquato Tasso. Studien zur Vorgeschichte des Secentismo (Berne, 1951). / L. Caretti, Ariosto e Tasso (Turin, 1961).

Tatars

Nom désignant sans doute à l’origine des peuples mongols de l’Asie centrale, mais employé par la suite dans des acceptions assez vagues et différentes.


Dès le viiie s. de notre ère, les textes turcs mentionnent des groupements de Tatars vivant au sud-ouest du lac Baïkal et dans les régions de l’actuelle Mandchourie, engagés dans la lutte menée par les Tujue (T’ou-kiue), mais sur lesquels nous n’avons que d’insignifiantes informations. L’appartenance ethnique des Tatars est elle-même controversée, bien qu’on pense généralement que ceux-ci étaient des Proto-Mongols. Cependant, assez rapidement, soit que ces groupements se soient turquisés, soit que d’autres tribus aient emprunté leur nom, le mot tatar sembla désigner les Turcs. C’est ainsi que les historiens musulmans des temps ultérieurs considéreront les Tatars soit comme relevant de la grande confédération des Oghouz (d’où sortiront les Seldjoukides* et les Ottomans*), soit du groupe plus restreint des Kimeks.

À partir du xe s., les Tatars sont assez souvent évoqués, et l’on se plaît à parler de leur vaillance et de leur sauvagerie. Le grand lexicographe du xie s. Maḥmūd al-Kāchgarī situe leur habitat dans l’Ötüken (région de l’Orkhon), pays sacré des Turcs et centre de leur antique puissance. Et c’est bien là qu’ils ont dû s’établir, après la chute de la domination kirghiz, sur la Mongolie septentrionale. À l’époque de Gengis khān*, on les retrouve sur le haut Keroulen et ils sont intimement liés aux premières années publiques du futur grand conquérant.

Quand celui-ci les vainc en 1202, il se trouve du même coup avoir assis sa puissance en haute Asie. Le rôle des Tatars doit alors avoir été considérable, et il n’est pas absolument nécessaire d’imaginer que les Mongols se soient parés, pendant un temps, de leur nom pour expliquer l’audience mondiale que celui-ci acquit : il est certain que les Tatars formèrent des éléments importants dans les hordes qui déferlèrent à l’est et à l’ouest sur l’Eurasie.

Quoi qu’il en soit, ceux qui subissent leur invasion ou en reçoivent les échos, Chinois, Russes, Francs et Latins, n’emploient pas d’autre nom pour désigner les Mongols et ceux qui les suivent. Comme ces hordes regroupent des hommes de toute origine, le mot tatar en vient à prendre un sens des plus vagues, et il le gardera. Certes, il désigne essentiellement alors les nomades de l’Asie centrale et des steppes du Sud européen, mais aussi tous ceux qui paraissent leur être apparentés. Dans la pratique, il s’applique systématiquement à tous les Turcs non ottomans, qu’ils soient nomades ou sédentaires, du Turkestan ou de Sibérie, du Caucase ou de Crimée, puis, par extension, aux Mongols et aux Mandchous (y compris quand ceux-ci sont installés sur le trône de Chine). Pourtant, il semble s’attacher plus spécialement à des formations politiques ou à des groupes mieux définis. Les peuples de la Horde d’Or et leurs successeurs dans les plaines de l’actuelle Russie méridionale sont des Qiptchaqs, mais on les désigne souvent comme Tatars. C’est comme Tatars que sont connus les Nogay qui entrent en Crimée en 1242, où ils se convertissent à l’islam au xive s. Un groupe présente un intérêt particulier. Il s’agit de celui qui est formé par les 30 000 ou 40 000 familles de Kara Tatar (Tatars noirs) qui envahissent l’Anatolie au xiiie s. et nomadisent entre Amasya et Kayseri avant d’être déportés par Tīmūr Lang* (Tamerlan) dans la région de Kachgar. Fidèles à leur terre d’adoption, ceux-ci y reviendront après la chute de l’Empire tīmūride, puis une partie d’entre eux passera dans les Balkans.