Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Tacite (suite)

Quand il est dit tragédie historique, entendons histoire tragique ; la décision de Maternus est celle que Tacite est en train de prendre pour son compte. De l’action vraie qu’il aurait aimé mener et d’où l’exclut l’omniprésence impériale, il va passer dans le monde des images, des représentations ; l’histoire lui sera un moyen de faire entendre ses jugements, ailleurs inefficaces, et de sauver son honneur.


Les « Histoires »

L’œuvre historique qu’il entreprend alors et que nous appelons les Histoires est un récit en douze livres qui allait de la mort de Néron (68) à celle de Domitien (96). Nous n’en avons conservé que le début, un peu plus de quatre livres, en fait l’année 69, où trois empereurs se succédèrent et où s’établit Vespasien. Il est possible que ç’ait été la partie la plus pathétique et littérairement la plus saisissante ; nous aurions eu, en tout cas, beaucoup de peine à l’imaginer. Dans l’ensemble, Tacite nous apparaît surtout comme un psychologue, le peintre d’attitudes individuelles, un analyste des consciences ou le chroniqueur d’intrigues de palais. Ici les événements sont des batailles ou des émeutes ; les acteurs sont des masses, légions de Germanie, légions d’Orient, garnisons italiennes ou peuple de Rome, poussant en avant des prétendants éphémères, tandis qu’alentour les peuples les plus récemment incorporés dans l’Empire retombent dans leurs rivalités tribales, dans leurs habitudes invétérées de pillage et de destruction. Ces peintures anticipent si vivement ce qui devait se produire trois ou quatre cents ans plus tard qu’il nous faut un réel effort pour nous souvenir que ce n’est pas encore la « décadence », que l’Empire, après Tacite, a continué longtemps, avec des siècles de prospérité et de rayonnement civilisateur. L’imagination de l’historien a sûrement contribué pour beaucoup à faire de cette année terrible une prophétie en acte, à l’échelle du destin romain.

Le récit du règne de Domitien nous eût sans doute appris davantage sur la tendance de l’œuvre. Les Histoires concernent une période où, après l’extinction de la dynastie fondée par Auguste*, tous les types imaginables de transmission du pouvoir se sont trouvés mis en œuvre. Si l’on rapproche cette donnée de la problématique que nous savons familière à Tacite, on se trouve inévitablement renvoyé à l’actualité. Dans la Rome des années 103-108, tandis que l’empereur mène en Dacie une guerre difficile, on a dû souvent se demander ce qui arriverait après lui. Selon toute apparence, Trajan adopterait un des hommes de son entourage, comme il avait été lui-même adopté par le vieux Nerva. Mais beaucoup pensaient, non sans raison, que la femme du prince pouvait exercer sur ses décisions une influence excessive ; ils redoutaient des arrangements familiaux et c’est ce dont Tacite, qui se souvenait de Domitien, avait la plus vive horreur. À défaut d’un retour — devenu radicalement impossible — à la république, ses préférences allaient, ce semble, à la procédure qui est longuement décrite au début du Ier livre : l’adoption officielle par l’empereur, et de son vivant même, d’un successeur que le Sénat lui eût recommandé. À ce moment du moins, les droits de la liberté eussent été assurés et la légitimité du pouvoir fondée solidement.

Cette œuvre amère, pessimiste, où semblait revivre un Salluste qui se fût mis à l’école de Virgile et des tragiques, ne déplut pas à l’empereur, en dépit de ce qu’elle contenait d’avertissements ou de sévérités discrètes. Tacite, de son côté, n’affectait pas de bouder la vie publique : vers 112-113, aux années mêmes où son ami Pline le Jeune est envoyé gouverneur en Bithynie, il accepte la charge, aussi prestigieuse qu’astreignante, de proconsul d’Asie.


Les « Annales »

Dans la préface des Histoires, Tacite avait annoncé un projet. Quand il en aurait fini avec l’anarchie ou les horreurs de la période qu’il allait décrire, il aurait plaisir à raconter la liberté rétablie par Nerva et par Trajan. Retour aux espoirs qu’il avait exprimés au lendemain de la chute de Domitien, ou simple propos de politesse ? En fait, et dans la ligne d’un assombrissement qu’on perçoit déjà en passant de l’Agricola au Dialogue puis aux Histoires, c’est un récit plus noir encore qui va paraître. Mais aussi ce que redoutaient les milieux sénatoriaux depuis 108 n’avait cessé d’apparaître de plus en plus inévitable et s’était finalement produit. En août 117, Trajan était mort en Orient de façon presque subite ; de là-bas Hadrien*, le protégé de l’impératrice, avait pris sa place et informé seulement le Sénat, en s’excusant sur l’urgence, des changements intervenus. Il se pourrait donc que ce ne fût pas sans intention que Tacite, d’une écriture qui va devenir de plus en plus vengeresse, s’en prît à la période où, après le règne prestigieux du fondateur, Rome, l’Empire furent, selon ses mots mêmes, « la chose d’une famille », depuis Tibère, le beau-fils, jusqu’à Néron, l’arrière-arrière-petit-fils de l’impudique Julie ; on comprendrait l’aspect sinistre sous lequel sont décrites Livie, Agrippine. Quoi qu’il en soit, tout est mis en œuvre pour montrer qu’un tel gouvernement aboutit à une dépossession intégrale des citoyens, immanquablement réduits à une opposition hargneuse, stérile, dégradante, ou à une servilité qui les déshonore. L’empereur, d’autre part, conscient de ce qu’on pense de lui, conscient de son illégitimité mais hors d’état de pouvoir la reconnaître, hors d’état de se faire aider, s’épuise en faux semblants où les plus solides arrivent à perdre leur équilibre mental. Aucun espoir, car au bout de quelques années le système a détruit les valeurs qui eussent permis qu’on s’en tirât. Dans l’attente de catastrophes vaguement pressenties quoique mal concevables, on demeure enclos en un monde où nulle part le regard ne rencontre un regard qui soit droit.

L’œuvre est loin d’être homogène, et des lacunes très importantes dans les livres V et XI, la perte des livres VII à X et la brusque interruption du livre XVI, le dernier qui nous soit parvenu, accroissent notre impression d’une diversité. Les premiers livres relatifs à Tibère* (14-37 apr. J.-C.) sont peut-être les plus saisissants : Tibère, parvenu tard au pouvoir suprême et après des services éclatants, était une personnalité de premier ordre, avec un sens héréditaire de tout ce qui à Rome était la politique, sans en exclure les traditions qui lui rendraient, à lui, la vie impossible, un sens élevé de l’État, un désintéressement fondamental ; Tacite ne lui reproche, en somme, que d’être dissimulé et d’être empereur. Le lecteur assiste avec épouvante aux progrès inexorables d’un mal où les responsabilités ne sont plus d’ordre individuel : les efforts de l’empereur pour désarmer l’opposition sénatoriale, pour chercher des appuis qui toujours se dérobent ou le trahissent, les violences et les soupçons, la solitude hagarde où il finit par se réfugier après avoir vu s’entretuer tous ses proches.