Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Swift (Jonathan) (suite)

« Ils haïssent l’affectation dans le langage et le style précieux, soit en vers soit en prose [...] »

(les Voyages de Gulliver, I, viii).

Le demi-exil de Swift n’empêche donc pas celui-ci de jouer un rôle actif dans la vie intellectuelle de son temps. Avec l’irrascible Pope et quelques autres compères, John Gay, Thomas Parnell, John Arbuthnot, Swift fonde même le « Scriblerus Club », en guerre contre toutes les formes du pédantisme. Dans un tel combat, il ne peut, avec son caractère, qu’adopter la satire pour forme et l’ironie pour arme. Des œuvres à la veine légère et gaie, comme Mrs. Harris’s Petition (1701) ou The Predictions for the Year 1708... by Isaac Bickerstaff, ou comiques sans arrière-pensées, comme Directions to Servants, demeurent l’exception. A Modest Proposal, par contre, justifie le titre de « père de l’humour noir » que Breton confère à Swift par le ton imperturbable et impersonnel avec lequel l’auteur expose son projet anthropophage, donnant par contrecoup une extrême acuité au tragique de la situation désespérée des Irlandais. Les Voyages de Gulliver offrent également toutes les gammes de l’ironie, de la plus légère à la plus tragique, et de la satire, de la plus directe à la plus élaborée et la plus corrosive quand on aborde au pays des Houyhnhnms. Ici, plus de trace de l’ironie charmante de la première partie du voyage. Même l’humour particulier de Swift, aigu, ni cérébral ni sentimental, mais lucide et concret, cède le pas à l’humour au vitriol, qui ne laisse qu’angoisse, larmes, cendres et, de la créature humaine, « un horrible mélange de chairs meurtries et d’os ».

Tout cela avec une langue et un style plutôt exceptionnels pour l’époque. Clarté, phrases courtes, simplicité presque austère les caractérisent. Pédagogue dans l’âme, Swift sait exactement quoi dire et comment l’écrire pour se faire comprendre de tous et se mettre à la portée de n’importe qui, ce qui explique sans doute son succès auprès de la jeunesse. « Par exemple, si un chapelier vend une douzaine de chapeaux cinq shillings la pièce, ce qui fait un total de trois livres et reçoit le paiement en monnaie de Mr. Wood, il touche en réalité seulement la valeur de cinq shillings » (Première Lettre du drapier aux boutiquiers, commerçants, fermiers et petit peuple d’Irlande). Ainsi, par la grâce de Swift, un problème économique rebutant se réduit à une donnée de niveau élémentaire et s’impose le marché de dupes que constitue l’affaire Wood pour les Irlandais. Images, (image du vêtement pour la religion, que le testament [l’Évangile] du père recommande à ses enfants de conserver intact dans A Tale of a Tub), comparaisons précises et concrètes, référence à des objets familiers, mesures exactes (pieds et pouces), etc., donnent aux Voyages de Gulliver un véritable côté reportage et confèrent à ses mondes imaginaires une vie fascinante et à sa leçon une portée exemplaire. Swift y ajoute une touche poétique quand il voit par exemple les dames de la cour de Brobdingnag faisant de la brise avec leurs éventails à l’esquif de Lemuel ou bien les habitants de Laputa, l’île volante, péchant des oiseaux sur les bords de leur monde. Enfin intervient l’art de la langue, depuis le langage puéril, le « petit langage », jusqu’à la technique merveilleuse et les trouvailles linguistiques. Noms de pays et langues imaginaires émerveillent le lecteur, tandis que Lemuel, « quinbusflestrin » ou « homme-montagne », acharné des langues étrangères, nous régale de problèmes de traductions et d’explications étymologiques d’une légèreté et d’un naturel miraculeux. Art et non artifice. Extraordinaire manipulateur du langage, Swift n’en demeure pas moins en la matière un puriste sourcilleux. Il s’institue critique et défenseur de la langue, et ce non seulement au travers d’écrits comme A Proposal for Correcting... the English Tongue, Hints towards an Essay on Conversation, Complete Collection of Genteel and Ingenious Conversation, etc., mais également dans toute l’œuvre. Son souci constant peut se définir ainsi : amélioration du langage, gage de l’amélioration des mœurs. Amélioration de l’orthographe, apuration, surveillance du vocabulaire, des mots techniques et des mots nouveaux, précision, clarté, prononciation correcte, et l’une de ses plus célèbres satires des impudents manipulateurs du langage et des pédants se situe sans doute dans les Voyages de Gulliver lors de la visite de l’académie de Lagado.


« [...] que tous les fidèles casseront leurs œufs par le bout le plus commode [...] »

(les Voyages de Gulliver, I, iv).

Il se révèle toujours difficile d’enfermer un homme comme Swift dans le cadre contraignant d’une définition étroite. Comme son grand-père, clergyman sous Cromwell, on le sent du côté de l’Église établie, contre les catholiques ou contre les dissidents, qu’il traite sans sympathie (The Mechanical Operation of the Spirit). Mais, si l’ordre dans l’État s’impose, Swift préférerait aussi, à tout prendre, la tolérance aux inutiles effusions de sang, considérant que chacun, après tout, doit pouvoir penser ce qu’il veut. En vérité, il ne se place ni parmi les mystiques, ni parmi les angoissés. Il ne craint pas la mort et parle en sceptique (Thoughts on Religion). La perspective de l’immortalité sur terre — comme les infortunés Struldburgs — lui fait horreur, et il ne la contrebalance même pas par l’espérance de l’immortalité dans l’au-delà. Ni invoqué, ni réfuté, Dieu n’apparaît pas dans les Voyages de Gulliver, roman de l’Homme. Un Homme en quête de lui-même, qui ne se trouve que trop, en fin de compte, dans toute sa hideur, l’épouvantable vision des Yahoos ; celle-ci donne à Gulliver la phobie de la race humaine, de ses fonctions physiologiques et débouche chez Swift sur une véritable obsession à l’origine de ce qu’on appelle sa « vision excrémentale » ; peu appréciée de Thackeray ou de Macaulay, cette vision atteint à son plus cru dans The Panegyric on Dean (1730) ou Lady’s Dressing Room, sans omettre la profusion de détails scatologiques dans la quatrième partie des Voyages de Gulliver.