Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Stendhal (Henri Marie Beyle, dit) (suite)

Original par sa conception, le roman stendhalien ne l’est pas moins par l’écriture. On a beaucoup parlé du style sec et dépouillé de Stendhal, qui, à l’en croire, lisait, pour se mettre en train, quelques pages du Code civil. Mais c’est seulement ces dernières années qu’on a commencé à prendre conscience de la signification et de la portée de ce dépouillement et de cette sécheresse. Dans ses romans — ainsi d’ailleurs que dans tous ses écrits —, Henri Beyle a su supprimer le décalage existant entre la langue littéraire et la langue parlée. Autrement dit, il a exprimé de la manière la plus immédiate ses idées et ses sentiments sans chercher à les affubler de tournures académiques. Cela explique l’allure parfois heurtée de ses phrases, ses redites et même ses incorrections, ses incohérences apparentes, qui ont si fort choqué ses contemporains.

Cette allure heurtée, si éloignée des phrases bien rythmées d’un Chateaubriand ou des tournures souvent rocailleuses d’un Balzac, vient surtout de l’élimination des idées intermédiaires. En sous-entendant les charnières, Stendhal met en relief le détail essentiel, amené la plupart du temps de manière imprévue, et il l’impose à l’attention des lecteurs. Sous un certain rapport, l’écriture stendhalienne annonce l’écriture cinématographique : bâtir à petites touches, petit détail par petit détail ; d’où de courtes scènes dont la puissance d’évocation crée le lien, et c’est Stendhal qui, le premier, a eu recours au procédé de la limitation du champ. La célèbre description de la bataille de Waterloo en est l’exemple le plus frappant : renonçant à la vue panoramique traditionnelle, le romancier reproduit uniquement ce que l’œil de son héros pouvait voir. La leçon a été retenue par les romanciers de notre siècle, et c’est à juste titre que la plupart d’entre eux considèrent Stendhal comme leur maître.


« Je ne sais pourquoi j’ai une honte mortelle du métier d’auteur. »

À maintes reprises, Stendhal s’est exprimé en termes vifs à l’égard de l’académisme régnant à son époque. Ses contemporains et, plus encore, sa postérité immédiate se sont vengés en l’ignorant. Pour nous, au contraire, la récusation de la « littérature » explique et justifie le succès extraordinaire de l’œuvre stendhalienne. Stendhal a fait de l’antilittérature non par parti pris, non en disciple d’un cénacle, mais parce qu’il a eu l’intuition que la littérature telle qu’on la concevait de son temps était désormais vidée et qu’il était absurde de continuer à s’asservir à un mode périmé d’expression.

La rapidité avec laquelle Stendhal compose est, par elle-même, la meilleure preuve de cette attitude. Toutes ses œuvres ont été écrites tambour battant, depuis le premier livre, les Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, jusqu’au dernier, la Chartreuse de Parme. Une seule exception, l’Histoire de la peinture en Italie, dont la composition s’étale sur quelque six ans. En général, la rédaction n’est entreprise que lorsqu’un sujet est mûr dans l’esprit de l’auteur. Alors elle avance vite, très vite, comme si celui-ci était obsédé par la crainte de voir son inspiration s’envoler. Le travail littéraire est, pour lui, état de crise, synonyme de crispation et de tension nerveuse. Cela explique aussi que Stendhal écrive mal au propre et au figuré : entraîné par son élan, il n’a cure de bien mouler ses lettres, pas plus qu’il n’a le temps de choisir ses expressions, d’éviter les répétitions, la pléthore des pronoms relatifs, les cascades des subordonnées. À peine prend-il le temps de marquer d’une croix dans l’interligne les termes qu’il se propose de remplacer ou d’en mettre l’un d’eux à côté de l’autre, se réservant de choisir plus tard. Il est pressé d’arriver au bout, de couper le cordon ombilical. Le dénouement de presque tous ses livres est hâtif, trahissant une espèce d’angoisse qui porte l’écrivain à trancher dans le vif. Dès que, au contraire, il commence à « fignoler », à tracer des plans, à revenir en arrière pour améliorer les parties déjà écrites, introduire de nouvelles circonstances, soyons assurés que l’ouvrage est condamné à rester inachevé. Les exemples abondent ; c’est le cas, entre autres, de Lucien Leuwen et de Lamiel.

C’est pourquoi il est difficile — et dangereux — de classer Stendhal dans un genre bien défini. Il n’est pas tour à tour romancier, pamphlétaire, essayiste, voyageur, historien ; il est tout cela à la fois. C’est pourquoi, aussi, il est beaucoup plus qu’un écrivain du modèle habituel, de ceux que guettent la sclérose et le temps edax rerum. Au contraire, il possède une éternelle jeunesse, car il a le don inné d’inciter son lecteur à réfléchir, à faire un retour sur lui-même, sans pour autant violer son indépendance d’esprit, à l’engager dans la voie qui a été la sienne, celle de l’anticonformisme.

Ce qu’on a pris autrefois pour une expression de frivole amateurisme se présente à nous sous un tout autre aspect. Stendhal a cru à la littérature. Il a vécu d’elle et pour elle ; mais cette littérature-là ne ressemble point à celle qui avait cours de son temps. Ce n’est pas plus un passe-temps qu’un gagne-pain. Elle est un moyen de transmission et non une finalité. Être homme de lettres implique une responsabilité, un engagement vis-à-vis de soi-même : prendre conscience des problèmes qui se posent à l’individu vivant la vie de son temps et qui, dans la plupart des cas, le transcendent. Il n’y a pas pire présomption que celle de vouloir à tout prix trouver des solutions totales et définitives. Stendhal a su restituer à la littérature sa valeur et sa raison d’être.


Le stendhalisme

C’est un curieux et important phénomène, unique dans l’histoire des lettres. Il témoigne de l’empreinte laissée par Stendhal.

Il est vrai que les stendhaliens ne jouissent pas d’une bonne réputation. On se gausse de leurs minutieuses investigations, dont l’intérêt ne semble pas toujours proportionné aux moyens mis en action. On leur reproche de se perdre dans l’accessoire, laissant échapper l’essentiel ; on ironise sur leur tendance à s’enfermer dans une chapelle dont l’entrée est interdite aux non-initiés.