Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Staël (Mme de) et le groupe de Coppet (suite)

Une métaphysique du sentiment

Si Constant parle, la « femme-philosophe » écrit ou fait écrire. Elle inspire Camille Jordan et son père Necker pour se persuader que le phénomène Bonaparte est contingent ; De la littérature comme Delphine (1802) sont la double mise en forme, didactique et romanesque, d’une théorie avouée de la perfectibilité, qui semblait anachronique après les orages de la Révolution. En fait, il s’agissait d’assurer une fois de plus la crédibilité en la noblesse de l’homme, face au mépris à peine dissimulé où le tenait le nouveau despotisme. Delphine est victime à la fois de son amour et de sa philosophie ; son histoire est dédiée à « la France silencieuse » ; et c’est en confondant sciemment les « affections » de son « âme » aux « idées générales » que Mme de Staël prétend sauver la philosophie du discrédit où elle est tombée dès les premiers pas du Directoire. En sourdine, Constant fait le contrepoint de ce chant trouble et exalté, dénonçant l’artifice et le théâtre chéri de ses contemporains jusque dans les excès de la Terreur ; mais le politique l’emporte sur le philosophe : il se garde de publier.

Par là, Mme de Staël prend enfin sa place dans le mouvement général des idées européennes. Elle n’est plus la folle désaxée qui chante l’enthousiasme à contre-temps : elle trouve une théorie de l’écrivain qui correspond enfin à la défense réelle des libertés et de l’argent : c’est celle du pathos, de la « métaphysique du sentiment », que Bonaparte honore de sa haine et de son dégoût. Les sentiments et les idées sont dans un mouvement continu : « Comment imposer silence aux sentiments qui vivent en nous et ne perdre cependant aucune des idées que ces sentiments nous ont fait découvrir ? Quels seraient les écrits qui pourraient résulter de ces continuels efforts ? » Ainsi est proclamé un nouveau rythme de l’écriture, l’irrégularité de l’abandon naturel, seul moyen de ne pas rendre les idées exsangues et peu rentables. Germaine de Staël, si elle pratique encore la tautologie dont on accusait sa conversation quand elle avait vingt ans, le fait maintenant de manière à éveiller des échos : les grondements du sentiment deviennent non seulement crédibles, mais héroïques. La vérité s’y trouve en germe ; au lecteur de l’y déceler. L’auteur de Delphine est prête à jouer sur les bords du Léman un rôle où la déclamation enfin la sert.

Lorsque, exilée, elle commence en 1803 ses périples européens, d’abord suivie de Constant, pourtant moins menacé qu’elle, elle est déjà elle-même européenne. La femme de Schiller lui écrit : « Votre génie n’est pas d’une nation [...] j’ose vous compter pour une compatriote, aussi bien que les Anglais ou les Français. » Pourtant, l’Allemagne lui est encore terre étrangère. La théorie des sentiments-idées effraye les esprits de Weimar plutôt qu’elle ne les séduit. Goethe l’accuse de « plonger étourdiment au fond de cette sphère intime, où le sentiment et la pensée se cachent ». Une mutation est nécessaire. Elle met cinq ans à se faire, jusqu’au jour où Mme de Staël écrira que « l’analyse, ne pouvant examiner qu’en divisant, s’applique comme le scalpel à la nature morte ; mais c’est un mauvais instrument pour apprendre à connaître ce qui est vivant, et si l’on a de la peine à définir par des paroles la conception animée qui nous représente les objets tout entiers, c’est précisément qu’elle tient de plus près à l’essence des choses » (De l’Allemagne, I, ii). Mais le respect de la sphère intime de Goethe, même au prix d’un désaveu formel de l’analyse des idéologues, n’est encore qu’approximatif : Germaine confond le souffle divin qui fait tout l’homme, l’âme, avec la hauteur où « chaque science approche par quelques points de toutes les autres » ; la vérité intime est au niveau d’une logique transcendante ; « l’air qui vient de cette hauteur » vivifie toutes les pensées : c’est confondre crédibilité et raison, mais c’est le faire d’un point de vue universel.


Le groupe de Coppet

Le groupe de Coppet a rendu cette universalité possible entre 1805 et 1810. August von Schlegel, que Germaine ramène de Berlin en 1804, après la mort de son père, fait parvenir à l’expression française tout le groupe de jeunes poètes philosophes réunis autour de son frère Friedrich et dont l’esprit joue sur les ressources intimes de la langue allemande. Tieck, Novalis, Schelling prennent le relais de Jean-Paul et de Kant, connus dès 1803 par Charles de Villiers. Dans le salon de Coppet, le positivisme rationaliste et mécaniste, antihistoriciste par projet, est submergé par la revendication nationaliste, qui cherche la vérité dans l’irrationnel des origines. C’est ainsi que naît dans l’esprit de Constant et d’autres amis de Mme de Staël formés à l’analyse, comme Joseph Marie, baron de Gérando, une conception politico-littéraire tendant à rendre compte de la contradiction ; contre le désir d’universalité et de totalité uniforme de Napoléon, tendant à réduire le concret régional à l’abstraction de l’État, Constant imagine une sorte de fédéralisme, totalisation en acte d’un faisceau de tendances toujours diverses et où la diversité peut s’exprimer librement dans ce qu’elle considère comme originel et original : c’est l’idée qui sera fidèlement transcrite dans l’Esprit de conquête au moment du déclin de Napoléon (1813). Cette utopie est vécue et surtout parlée à tous les niveaux dans le groupe de Coppet, et d’abord dans les rapports des membres du groupe entre eux : « Je sens avec chagrin, écrit Schlegel à Mme de Staël, la distance que mettent entre nous les différences de nationalité et de penchant » : c’est le premier emploi écrit du mot nationalité en français.

La composition du groupe, qui n’est d’abord qu’un lieu de réunion des opposants de tout poil au régime impérial, décèle la contradiction, dont la réalité, d’abord vécue contre Napoléon et son machiavélisme, ne tarde pas à élaborer sa doctrine. S’il est vrai que l’Empereur réalise la tendance totalitaire de l’État bourgeois, Coppet en préfigure le fonctionnement démocratique. À une gauche, représentée par Constant et Simonde de Sismondi, s’oppose une droite, mystique et nationaliste, dont l’armature est philosophique dans un sens directement opposé à celui que comprenaient Diderot et Condorcet. Schelling et Schlegel cherchent à exprimer l’unité du mouvement dans un idéal qui n’est pas très éloigné de celui de leur ennemi, mais se sert de moyens inverses. Si la religion n’est pour Paris qu’un moyen de réaliser l’uniformité politique, elle est pour l’idéalisme objectif le lieu figuré où viennent se fondre toutes les contradictions. Autour de ce fondement théorique vacillent des tendances diverses qui appartiennent au folklore de Coppet : Mme de Krüdener, qui deviendra le Raspoutine femelle d’Alexandre Ier ; Zacharias Werner, auteur visionnaire qui vient créer un de ses drames à Coppet ; les piétistes de Lausanne et leur mystique du renoncement ; l’Église de Genève avec le pasteur Cellerier ; le quiétisme catholique, curieusement fourvoyé dans le dogme protestant. Au centre, il y a les « fidèles », comme Barante*, ceux dont l’esprit animera les « doctrinaires » de la monarchie de Juillet* par le canal d’Auguste de Staël, fidèle propagandiste de l’esprit staëlien, malgré sa mort en 1827. « Sainte Aspasie » pour les illuminés de droite, pion de collège pour les libéraux de gauche, Mme de Staël se donne et se reprend aux uns et aux autres, assurant la cohésion parlée de ces alliances monstrueuses dans un langage appliqué et didactique dont De l’Allemagne est le chef-d’œuvre. Napoléon ne s’y trompe pas, qui en fait saisir la première édition en 1810, provoquant ainsi la dissolution du groupe.