Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Staël (Mme de) et le groupe de Coppet (suite)

Cette utilisation de l’observation curieuse et ouverte trouve son assomption naturelle dans la théorie des caractères nationaux, qui, alimentée par l’opposition à Napoléon Ier, culminera dans la pratique du second Empire avec le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. L’origine lointaine est dans De l’esprit des lois. « Qu’est-ce que le caractère national, écrit Mme de Staël (De la littérature..., I, xviii), si ce n’est le résultat des institutions et des circonstances qui influent sur le bonheur d’un peuple, sur ses intérêts et ses habitudes ? » : la filiation est donc établie entre Montesquieu, le mécanisme et l’hédonisme de la génération de 1760 et les doctrinaires de la monarchie de Juillet, dont le plus sérieux représentant, Guizot*, a subi l’influence du groupe de Coppet. Il est pourtant clair que le caractère national n’est d’abord que l’application de concepts abstraits à une mosaïque d’institutions, délimitée sur la carte d’Europe par des frontières plutôt que par des climats. Or, ce qui sert de centre à ces institutions, c’est le gouvernement, qui, à son tour, se reflète dans « l’éducation générale des premières classes de la société » : ainsi se définit l’idéologie de Coppet, fondée sur un système social prérévolutionnaire, la domination des « premières classes de la société », mais animée par le sentiment nouveau de la relativité des gouvernements et des institutions. L’intellection de cette relativité, créatrice au niveau des principes de politique, s’englue dans la conversation et dans la littérature autour d’images contrastées ; le capiteux français, l’enlisement allemand, le ciel morne de l’Angleterre sont des clichés qui auront la vie dure. On peut dire que la plus noble part de l’imagination et des dépenses d’esprit staëliennes est dans ce va-et-vient incessant entre la réflexion abstraite sur les principes de gouvernement et les images que l’expression écrite ou parlée peuvent en donner ; cela suppose une position critique en retrait de l’abstraction et de la vie, une expression au second degré qui tire son éclat de la confusion des langages, celui de la philosophie politique, celui de la critique littéraire, celui même de la théologie et de la dévotion.


Contradictions mondaines et sociales

Une telle activité mettait à la fois Mme de Staël en marge et au premier plan de l’actualité dans l’Europe révolutionnaire et napoléonienne. Elle y était aidée par le caractère même de sa vie, qui se partageait en discontinuités de situations plutôt qu’elle ne se profilait en évolution ; elle y était formée par les esprits qui l’entouraient dont elle recherchait avidement la liaison.

Dès son premier apprentissage social, Louise Necker connaît le contraste, classique depuis Louis XIV, entre la Cour, la ville et la province. Lorsque son père est renvoyé, en 1781, à la suite du Conte bleu, la famille voyage : Coppet, Lausanne, Avignon, Montpellier, Lyon et cette grande banlieue de Paris que l’exilée connaîtra si bien, jusqu’à faire du séjour interdit de la capitale une sorte de lieu mythique, autour duquel elle gravite, « planète malheureuse ». Au salon parisien de Mme Necker, fréquenté par Buffon, Grimm et Diderot, donc alimenté par l’élite intellectuelle de la première nation d’Europe, au salon de l’ambassadrice de Suède (après le mariage avec le baron de Staël-Holstein en 1786), qui s’ouvre déjà au cosmopolitisme et à l’idéologie libérale, recevant Américains, futurs Girondins et surtout partisans de La Fayette, s’oppose le salon provincial, qu’il faut créer de toutes pièces sur des rapports sociaux fondés non plus sur un cosmopolitisme à demeure, mais sur les ramifications de la famille et de la vie locale ainsi que sur les hasards des voyages.

La Révolution ne fait qu’accuser le contraste. Lieu de rendez-vous des Feuillants, le salon de la rue du Bac est fermé en 1792 ; Mme de Staël erre de Suisse à Londres. Parallèlement à ce changement de sort social, elle passe des bras du fils supposé de Louis XV à ceux d’un régicide ; et au moment même où elle se dépense pour sauver des aristocrates, elle est gagnée aux idées égalitaires de J. J. Anckarström, le bel assassin de Gustave III, maître de son mari.

La même figure se reproduit sous le Directoire et le Consulat. Le salon de Paris est rouvert en 1795, puis aussitôt fermé après le 13-Vendémiaire, sur l’accusation de complot orléaniste ; de Suisse, Mme de Staël revient à l’assaut de Paris, à sept reprises, et ne peut s’y établir qu’à partir du 18-Brumaire, mais pour deux ans à peine.

Les dix années d’exil provoquent une sorte de renversement de la situation : Coppet devient le centre autour duquel Mme de Staël fait des voyages d’information, en Italie, en France, en Autriche, cherchant encore à se faire imprimer à Paris, y réussissant pour Corinne, y échouant dans des circonstances dramatiques pour De l’Allemagne en 1810. Mais les premiers revers de Napoléon refont de Paris le but de ses voyages en Suède, en Russie, en Angleterre ; Mme de Staël est passée d’une orageuse liaison avec l’homme le plus intelligent de son temps dans les bras d’un bellâtre « dont la parole n’était pas le langage ».

Hommes et lieux paraissent donc participer de la même façon au destin, tel que le décident d’autre part les contradictions de sa personne, tentant désespérément l’union de la force et de la faiblesse, de la parole et du silence, de l’action et de la réflexion : Mme de Staël ne parle politique et n’en fait que pour avoir le temps d’y réfléchir.


De l’art de la conversation à la théorie de la littérature

Et, en effet, chez cet écrivain, la parole précède toujours l’écriture ; Mme de Staël prépare dans les soirées de Coppet ce qu’elle écrira le lendemain. La conversation est chez elle un besoin qui participe de sa double nature, apprendre et s’imposer simultanément ; mais, parallèlement, il serait faux de croire qu’elle ne veuille pas « traduire du silence » ou, plus exactement, se représenter par écrit son malheureux désir d’être aimée, ou seulement d’être heureuse. Pourtant, les lettres échangées avec les correspondants les plus divers montrent assez que la solitude n’est chez elle que la velléité d’un autre monde : « Heureuse, trois fois heureuse, celle qui n’a qu’un souvenir dans sa vie ! » Et, en même temps : « J’aimerai la solitude quand j’aurai fait provision de souvenirs. » C’est-à-dire jamais.