Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Slaves (suite)

C’est de cette période que date la grande coupure entre Slaves orthodoxes d’écriture cyrillique et Slaves catholiques d’écriture latine. L’orthodoxie ne touche que les Slaves orientaux et les Slaves du Sud d’au-delà de la Save (Serbes, Bulgares, Monténégrins, Macédoniens, qui s’ajoutent aux Russes ukrainiens et Biélorusses). Les autres suivront Rome et seront imprégnés de culture occidentale. Cette tendance sera renforcée par la mainmise des Hongrois sur la Croatie et la Slovaquie au xie s. et par la vassalisation de la Bohême, incluse, ainsi que les Slovènes, dans le Saint Empire romain germanique. Du xiiie au xve s., les Russes seront dominés par les Tatars, qui gèleront leur évolution. Ils ne s’en libéreront que pour voir leurs frères balkaniques tomber sous le joug turc (défaite de Kosovo en 1389).

À partir de la Renaissance et jusqu’au troisième partage de la Pologne (1795), on voit s’affronter dans une lutte incessante les deux derniers peuples slaves indépendants, Polonais et Russes.

À cela vient s’ajouter un troisième modèle culturel, la Réforme, auquel s’identifient les Tchèques et une partie des Slovaques, définitivement écrasés en 1620 (bataille de la Montagne Blanche), sans compter les Serbes de Lusace. Ajoutons à cela le cloisonnement socio-économique de l’Europe slave, Bohême exclue, qui aboutit aux xviie et xviiie s. à un renforcement du servage direct et indirect, anachronique par rapport à l’évolution de l’Occident, qui s’effectue en sens inverse.


Les slavismes les idéologies slavistes

Le slavisme en tant que conscience ethnique a, dès l’origine, un caractère double : sentiment d’un héritage historique panslave fortifié par la proximité géographique et la parenté linguistique et raciale ; volonté de renouer avec les traditions nationalo-étatiques d’un passé glorieux volontiers mythifié. Ainsi, le slavisme positif, appelant à la réciprocité (tchèque, vzájem-nost), à la solidarité et à la communauté (russe, sodroujestvo), sera perçu chez les peuples slaves faibles et opprimés comme un moyen d’atteindre l’objectif de l’État-nation. Chez les Russes et chez les Polonais, il constituera, au contraire, le plus souvent un aspect secondaire de l’idéologie de grande puissance.

Le sentiment d’appartenance à un ensemble unique semble évident aux Slaves latinisés (Slaves de l’Ouest, Slovènes et Croates). Leurs chroniqueurs respectifs emploient indifféremment le terme slave et les termes tchèque, polonais, slovène ou dalmate pour nommer leur peuple, et ce du xiie au xviiie s. Pour eux, slave est un mot dérivé du terme signifiant « gloire » (sláva) plutôt que du terme, pourtant plus probable, signifiant « mot », « verbe » (slovo). Essentiellement antigermanique et antiturc, le slavisme constitue déjà un système idéologique élaboré chez le Croate moscovite Juraj Križanić (1618-1683). Celui-ci espère, dans ses écrits affublés post mortem du titre trompeur de l’Empire russe au XVIIe s., qu’en se plaçant sous l’égide des Russes les Slaves retrouveront avec leur dignité humiliée (le terme d’esclave provient du nom générique des Slovènes, ou Esclavons, vendus sur les quais de Venise), « leur royaume, leur langue et leur raison ». Ce panslavisme, qui évolue en russo-centrisme, se renforce après la disparition de l’État polonais et l’entrée de la Russie dans la Sainte-Alliance en 1815.

Le slavisme culturel est né en Bohême et en Slovaquie, dont les élites slaves furent le plus en contact avec l’âge des lumières et l’historicisme romantique de Johann Gottfried Herder (1744-1803) et de Hegel*. Le philologue Josef Dobrovský (1753-1829) et surtout le poète Jan Kollár (1793-1852) [auteur de la Fille de Sláva (1824) et de De la réciprocité littéraire entre les diverses tribus et les divers dialectes de la nation slave (1836)] opposent au royaume perdu le peuple jeune, qui a su conserver son particularisme, surtout s’il est teinté d’archaïsmes. Ils insistent sur le renouveau de la langue et de la littérature sans pour autant remettre en cause les cadres impériaux. Plus politiques, les slavophiles et les démocrates russes (décabristes) d’avant 1848 ne visent pas non plus à la constitution d’un État slave unique, mais plutôt à une communauté démocratique éventuellement fédéraliste (Société des Slaves unis de 1823 à 1825, Association Cyrille-et-Méthode de 1846 à 1947). Ainsi naissent également des slavismes régionalistes : l’illyrisme de Ljudevit Gaj (1809-1872), le yougoslavisme de Josip Juraj Štrosmajer (1815-1905) et, au congrès slave, ou plutôt tchécoslave, de juin 1848, l’austro-slavisme de l’historien František Palacký*. Ces slavistes libéraux condamneront les tentatives révolutionnaires du « printemps des peuples » (soulèvements de Cracovie en 1846, de Prague et de la Hongrie en 1848), se laissant déborder par les conflits entre ultra-nationalismes et la contestation de classe. Les Polonais et les Ukrainiens, dont plus de la moitié est opprimée par le tsarisme, identifieront slavisme et russification, le fossé s’élargissant après chaque soulèvement antirusse.

Il en va autrement des Slaves balkaniques, Monténégrins et Serbes nouvellement indépendants (1799 et 1830) ainsi que Bulgares. Ceux-ci se dégagent progressivement de la tutelle du patriarcat grec. Ne voisinant pas avec leurs coreligionnaires russes, ils conservent au contraire leur espoir en leur grand frère de l’Est, centre de l’orthodoxie depuis la chute de Constantinople. À Saint-Pétersbourg, Mikhaïl Petrovitch Pogodine (1800-1875), les frères Aksakov (Ivan Sergueïevitch [1823-1886] et Konstantine Sergueïevitch [1817-1860]), et Nikolaï Iakovlevitch Danilevski (1822-1885) [la Russie et l’Europe, 1871] veulent habiller aux couleurs d’un panslavisme anti-occidental la politique de puissance de l’Empire en direction des Détroits. Déçus par l’échec de 1848 (Ljudovit Štúr [1815-1856]) ou par le Compromis austro-hongrois (Palacký et les Jeunes-Tchèques), Tchèques et Slovaques font en 1867 un « pèlerinage slave » à l’exposition ethnographique de Moscou. Ils espèrent y trouver des alliés dans leur lutte pour l’égalité des droits en Autriche-Hongrie, où les Slaves sont d’ailleurs numériquement majoritaires. Cependant, la Russie, éprouvée par la guerre de Crimée, ne compte plus s’étendre au détriment de l’Occident. Or, l’autocratie, figée dans ses structures médiévales et confrontée à la gauche populiste, donne une image d’oppression des nationalités et d’application de la Machtpolitik pure. Malgré l’enthousiasme créé chez les Slaves par la guerre russo-turque de 1877-78, aboutissant à la libération de la Bulgarie, les néo-panslavistes, russificateurs eux-mêmes (Vladimir Ivanovitch Lamanski [1833-1914], Anton Semjonovič Budilovič [1846-1908] et leur comité de bienfaisance slave de Moscou, fondé en 1857), ne peuvent convaincre le tsar de poursuivre la croisade slave (occupation de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche en 1878 avec l’aval du tsar et... de Palacký). Le libéralisme russe (Aleksandr Nikolaïevitch Pypine [1833-1904]) ainsi que le courant révolutionnaire (bakouniniens et marxistes) rompent leurs dernières attaches avec le slavisme, déconsidéré. Ce dernier, perdant ses traits populistes, est devenu en Russie une contestation étatiste de droite du gouvernement tsariste.