Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

sexualité (suite)

Les « évidences » freudiennes

L’essentiel de la théorie freudienne sur la sexualité est une extension, un débordement de toutes les normes : il est coutumier de mettre en prolongement les recherches sur la perversion* entreprises par Henry Havelock Ellis (1859-1939) et Richard von Krafft-Ebing (1840-1902), avec la démarche de Freud. Celle-ci se décompose en deux axes fondamentaux : tout d’abord l’axe de la sexualité infantile, définie comme perversion polymorphe ; ensuite l’axe de la sexualité adulte, dérivation fidèle de la sexualité infantile et fondée en tous points sur celle-ci selon le principe de la répétition. Freud repère dans la vie affective de l’enfant des éléments qu’on avait l’habitude d’attribuer à la sexualité adulte, tels le sens des caresses, la fixation sur un objet d’amour, le plaisir de souffrir ou de faire souffrir (masochisme, sadisme), signes que Freud observe dans des activités jusque-là connotées d’intimité familiale : les premiers soins du maternage et les activités culturelles élémentaires que sont les soins de propreté corporelle, l’apprentissage sphinctérien, etc. Mieux peut-être que Freud et de façon plus familière, Georg Groddeck (1866-1934) a su décrire l’activité sexuelle infantile : « L’enfant, qui hurlait tout à l’heure pendant qu’on lui lavait la figure [...] se calme subitement quand la moelleuse éponge est promenée entre ses petites jambes. Son visage exprime soudain un véritable ravissement, et il ne bouge plus. Et la mère, qui, l’instant d’avant, exhortait ou consolait l’enfant pour l’aider à supporter cette désagréable toilette, a soudain dans sa voix des accents tendres, affectueux, j’allais presque dire amoureux [...]. L’action érotique commande chez la mère et l’enfant l’expression de la jouissance » (Das Buch vom Es [Le Livre du ça], 1923). Freud, pour sa part, classe les tendances de la sexualité infantile en deux directions et en trois étapes. Deux directions : l’auto-érotisme et l’orientation vers le choix d’objet extérieur, d’une part, et l’organisation de la sexualité selon la suprématie de la « zone génitale », « processus par lequel toute la vie sexuelle entre au service de la reproduction », d’autre part. Les deux directions conjointes constituent la « normalité » culturelle et statistique, où se reconnaît soit une époque historique, soit une classe sociale : reproduire l’espèce tout en trouvant la satisfaction érotique dans la zone érogène qui correspond anatomiquement à cette fonction biologique. Mais cette organisation normative, que Freud ne conteste nullement puisqu’il y voit l’aboutissement et la régulation de la vie érotique infantile, ne se fait pas sans difficultés, sans contradictions. « Cette vie sexuelle de l’enfant, décousue, complexe, mais dissociée, dans laquelle l’instinct seul tend à procurer des jouissances, cette vie se condense et s’organise dans deux directions principales, si bien que la plupart du temps, à la fin de la puberté, le caractère sexuel de l’individu est formé » (Cinq Leçons sur la psychanalyse, 1909). Tout se passe comme si la sexualité infantile se caractérisait par la désorganisation, la dissociation, la multiplicité polymorphe ; à cette diversité à jamais perdue s’oppose la rigidité de la répétition schématique, qui va constituer la sexualité en trois étapes : le stade oral, jouissances par la bouche ; le stade anal, jouissances par la rétention et l’expulsion anales ; le stade génital, enfin, aboutissement de l’érotisme.

L’évolution ultérieure de la sexualité suit une ligne déterminée ; jusqu’à la puberté, un refoulement massif s’instaure : c’est la période de latence. Ensuite, avec le développement organique des possibilités sexuelles, la « grande marée des besoins sexuels », dit Freud, survient un conflit décisif entre les barrières du refoulement et les pulsions de la sexualité retrouvée. Là s’installe le mode de sexualité adulte pour chacun. Il est dès lors évident que l’opération freudienne, dont on a tant parlé, ne consiste en rien d’autre qu’un renversement complet de la pensée sur la sexualité : avant Freud, la sexualité adulte est la norme, et l’on considère que l’enfant, innocent, en est le négatif inverse, privé de désirs, neutre ; avec Freud, la sexualité infantile devient le point fixe où va s’organiser une sexualité adulte nécessairement plus pauvre et plus contrariée, névrotique en quelque sorte. L’éclosion de la névrose sera cette répétition indéfinie que seule une psychanalyse peut arriver à contourner.

On peut, dans le terrain de la sexualité adulte, dérivée de l’enfance, choisir trois lieux décisifs : la sublimation, le fétichisme et la bisexualité.

La sublimation est le modèle de la dérivation sexuelle culturelle normale : elle consiste dans la récupération d’une sexualité perverse, d’une façon ou d’une autre, sur le terrain d’une occupation esthétique ou morale. Ainsi, Léonard de Vinci, dont Freud analyse l’homosexualité refoulée, en expliquant ses causes familiales et biographiques, oriente-t-il son mode sexuel dans un modèle de représentation graphique qui produit un surprenant effet d’ambiguïté, autrement dit d’ambivalence : le célèbre sourire, androgyne, des figures de Vierge et des visages bacchiques. Ainsi encore, plus généralement, l’exhibitionnisme, perversion courante dans la sexualité enfantine, se transforme-t-il par sublimation en amour du théâtre ; la curiosité sexuelle, le voyeurisme deviennent par sublimation la recherche scientifique. C’est dire que la sublimation, qui dérive la sexualité vers des contours culturels, touche de près aux choix professionnels, à l’« amour du métier » et, au-delà, aux problèmes de reconnaissance sociale.

Le fétichisme est également une dérivation, mais anormale ; le sujet fétichiste est celui qui, n’ayant pas admis que la femme n’avait pas de pénis, cherche à en aimer un équivalent dans un objet détaché du corps, substitut du phallus maternel : le morceau de linge, la bottine, etc. ; l’essentiel est qu’il s’agisse d’un fragment dont la possession stimule la jouissance sexuelle à la place d’un corps de femme, dont la réalité est déniée. Mais, de ce fait, le fétiche rejoint tous les objets qu’il est convenu de rassembler sous le terme de mode : comment faire le partage entre le fétiche et la parure, entre le fétichiste et le dandy, entre la perversion et la norme de coquetterie ?