Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

science (suite)

La science et le pouvoir : deux points de vue

La science au pouvoir

« La technologie a déjà changé notre vie, mais la science attend encore devant la porte. Ce qui a été emprunté à la science par les forces politiques, sociales et économiques est une infime partie de la science actuelle et une partie encore plus petite de la science de demain. L’humanité, dans son immense majorité, ignore la science, vit en dehors de la science. [...]

« Il est difficile pour un scientifique de croire que la science ne va pas jouer un rôle de plus en plus grand, intervenir de plus en plus dans la formation et l’éducation des individus, dans la modification des rapports économiques et sociaux, et, naturellement, ce qui est le plus facile, dans la production et dans le développement. Mais, au sujet de cette intervention, se pose naturellement la question de savoir : dans quel but ? Il a été question plus haut d’une société meilleure. Peut-on définir une société meilleure ? Est-il légitime de dire que les sociétés actuelles souffrent avant tout de ce que d’immenses moyens économiques et politiques peuvent être rassemblés entre les mains de ceux qui ont le goût du pouvoir, aidés de ceux qui ont le goût de la soumission, pour créer une société répressive.

« S’il est vrai que le désir de puissance et le goût de la soumission se développent et s’affirment dès les premières années de l’existence humaine, alors on peut espérer qu’une compréhension meilleure de l’âme humaine puisse permettre dans un proche avenir à tous les hommes la prise de conscience individuelle qui ouvrira véritablement la voie de la société des égaux. » (Evry Schatzman, Science et société, 1971.)

La science comme pouvoir

« Comme il a été dit, la science est pouvoir. En restreignant la rationalité à la seule rationalité scientifique, l’idéologie scientiste disqualifie à ses propres yeux toute autre source de pouvoir ; par sa nature même, le technocratisme qui en résulte oblige donc tout pouvoir non technocratique à entrer en procès avec le pouvoir technocratique et récuse toute médiation rationnelle : tel sera le cas des revendications dites « sociales ».

La rationalité de ces revendications sera récusée. Elles ne pourront par conséquent s’imposer que par la force apparemment déracinée de justification : c’est-à-dire par la violence.

« Non seulement l’idéologie scientiste (ou technocratique) est génératrice de violence, mais il en va de même de la « technostructure » (« l’ensemble des structures techniques déjà élaborées ainsi que le savoir nécessaire pour les maintenir et les contrôler ») : elle est par elle-même oppressante et aliénante. Elle met sur rails. Elle fossilise le corps social. [...]

« C’est une question majeure que de distinguer violence et violence : le système, par exemple, a besoin d’une université de classe pour obtenir les travailleurs spécialisés dont il a besoin et les maintenir au niveau de la production ; la violence au sein de l’université peut donc être jugée nécessaire pour supprimer cette sélection. Le système utilisera la police... Ici la violence fait partie, de part et d’autre, du capitalisme et de la lutte anticapitaliste.

« Mais dans une nation socialiste, une forme de violence permanente risque de demeurer pour lutter contre la spécialisation et la technostructure ; il importe donc d’effectuer les discernements nécessaires.

« Conclusion : science et violence semblent s’impliquer dialectiquement. Il s’agit de deux formes irréductibles de rationalité : l’une, la science, construit l’histoire par mode de positivité ; l’autre, la violence, par mode de négativité. Sans la violence (au moins possible), la science serait en fait une négation de l’histoire : une aliénation de l’homme dans ses propres produits abandonnés à la logique de leur autodéveloppement. » (Philippe Roqueplo, Huit Thèses sur la signification de la science, Politique aujourd’hui, 1971, cité par Jean-Marie Lévy-Leblond et Alain Jaubert, [Auto]critique de la science, 1973.)

Science et histoire des sciences

« L’histoire des sciences est l’histoire d’un objet qui est une histoire, qui a une histoire, alors que la science est science d’un objet qui n’est pas histoire, qui n’a pas d’histoire. [...] L’objet en histoire des sciences n’a rien de commun avec l’objet de la science. L’objet scientifique, constitué par le discours méthodique, est second, bien que non dérivé, par rapport à l’objet naturel. [...] L’histoire des sciences s’exerce sur ces objets seconds, non naturels, culturels, mais n’en dérive pas plus que ceux-ci ne dérivent des premiers. L’objet du discours historique est, en effet, l’historicité du discours scientifique, en tant que cette historicité représente l’effectuation d’un projet intérieurement norme, mais traversée d’accidents. [...] On n’a peut-être pas assez remarqué que la naissance de l’histoire des sciences comme genre littéraire, au xviiie siècle, supposait des conditions historiques de possibilité, à savoir deux révolutions scientifiques et deux révolutions philosophiques. [...] En mathématiques, la géométrie algébrique de Descartes, puis le calcul de l’infini de Leibniz-Newton ; en mécanique et cosmologie, les Principes de Descartes et les Principia de Newton. En philosophie, et plus exactement en théorie de la connaissance, c’est-à-dire en théorie du fondement de la science, l’innéisme cartésien et le sensualisme de Locke. Sans Descartes, sans déchirure de la tradition, une histoire de la science ne peut pas commencer. Mais, selon Descartes, le savoir est sans histoire. Il faut Newton, et la réfutation de la cosmologie cartésienne, pour que l’histoire, ingratitude du commencement revendiqué contre des origines refusées, apparaisse comme une dimension de la science. L’histoire des sciences c’est la prise de conscience explicite, exposée comme théorie, du fait que les sciences sont des discours critiques et progressifs pour la détermination de ce qui, dans l’expérience, doit être tenu pour réel. L’objet de l’histoire des sciences est donc un objet non donné là, un objet à qui l’inachèvement est essentiel. » (G. Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences [1968].)

M. K.