Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Sartre (Jean-Paul) (suite)

L’Imaginaire décrit phénoménologiquement les états qui semblent échapper à la conscience : hallucinations, rêves, images hypnagogiques ne paraissent pouvoir surgir que d’un inconnu de la conscience. Sartre résout la difficulté par la distinction entre deux types de consciences : la conscience réfléchie et la conscience préréflexive, qui peut s’observer dans les états dits « de semi-conscience » ou « d’inconscience ». Dans le demi-rêve et le sommeil, par exemple, il montre la conscience se charmant elle-même et produisant ses propres phantasmes. De même, dans l’émotion (Esquisse d’une théorie des émotions), il décrit la conscience se constituant émotive, non par un choix réfléchi, mais par les nécessités de l’instant et en raison de l’échec des autres voies possibles.


La vocation d’écrivain

Il y avait bien pourtant une réalité, à laquelle Jean-Paul Sartre s’était heurté dès ses premiers pas : les livres. D’abord, il y a eu seulement leur présence physique et leur poussière dans le bureau du grand-père ; et puis, lorsque l’enfant a su lire, leur obscurité, celle du sens des mots, celle des valeurs posées, des actes perpétrés (les meurtres des tragédies par exemple), parfaitement hétérogènes à ceux de la vie quotidienne. Cette obscurité à laquelle il se heurte va se substituer à la profondeur d’un réel qu’il ne ressent pas. L’univers fictif des livres va être, pour lui, la première réalité. De là, dit-il, une inversion dont il met trente ans à se remettre : « Pour avoir découvert le monde à travers le langage, je pris longtemps le langage pour le monde. »

De là aussi, son « idéalisme »... Pour l’enfant malingre et timide qui n’arrive pas à s’intégrer aux groupes de ses semblables, au Luxembourg, le « lire » va vite se doubler d’un « écrire » qui ne réussit pas à se noyer complètement dans le cabotinage de la relation grand-paternelle. Avec les écrivains, l’enfant, au moins, se sent de plain-pied et de la même espèce : ce qui permet de comprendre pourquoi, quand Sartre écrit la biographie d’un écrivain (Baudelaire, Jean Genet, Flaubert), il n’hésite pas à le traiter comme un objet, l’objet qu’il est lui-même. Ce thème vient, d’une certaine manière, redoubler celui du décalage de la conscience par rapport à la vie : prendre le mot pour la chose, c’est avoir d’emblée un recul par rapport à l’action, se ranger du côté de ceux qui théorisent. De plus, à son fondement, l’inspiration de Sartre est morale et quasi chrétienne. La véhémence de Sartre dans sa théorie de la conscience souveraine et son rejet de la « vie intérieure » sont, d’une certaine manière, la revanche de l’enfant sur l’inauthenticité de son enfance. Francis Jeanson l’a clairement exprimé : « Aux environs de 1914, un enfant a consciemment souffert de se sentir divisé entre la perception immédiate qu’il avait de lui-même et le rôle que tentait de lui assigner son entourage. Vingt ans plus tard, c’est la tranquille révolte de cet enfant qui survit en l’adulte et manifeste à travers lui — au nom d’une philosophie de la relation et du concret — l’exigence d’authenticité la plus absolue [...]. »


Les autres

La négation, constitutive de la conscience, est inséparable de la prise de conscience et de la reconnaissance de l’existence d’autres consciences. C’est le regard de l’Autre qui constitue la facticité et, par là, permet de prendre conscience de la transcendance : à Sartre la comédie du grand-père a appris un rôle, mais aussi que ce rôle n’en était qu’un, la distanciation par rapport à tout rôle. Paradoxalement, l’autre conscience est constitutive à la fois de ma souveraineté et de mon aliénation. En ce sens, si Sartre affirme avec la phénoménologie que le monde est présent dans la conscience, il affirme encore plus fortement et continûment dans toute son œuvre que l’Autre est présent dans la conscience. L’autre conscience est à la fois ma misère et ma grandeur.

Misère, et aussi danger, parce que, comme l’exprime fortement Huis clos, « l’enfer, c’est les autres », c’est à cause de l’Autre et de son jugement sur moi que je risque d’être réduit à mon être, cantonné dans un rôle, intellectuel (Hugo), lâche (Garcin) ou voleur (Genet). Ainsi y a-t-il chez Sartre une très fine analyse de l’oppression de l’homme par l’homme au niveau de la conscience. Mais cette oppression dépasse le simple regard d’un autre et les rapports des consciences individuelles. En fait, face à une conscience, c’est des autres qu’il s’agit le plus souvent.

Dès la Putain respectueuse (1946), Sartre met en évidence l’oppression sociale : c’est la société du sud des États-Unis, avec son moralisme et son racisme, qui constitue la putain et le Noir, de telle sorte qu’ils ne pourront manquer de se voir à travers le miroir déformant qu’elle leur présente. Ainsi je suis fatalement confronté à mon reflet social. Comment échapper à la fascination qu’il exerce sur moi ? Découvrir ou retrouver ma liberté ?

Jean Genet a montré l’une des voies, et la réflexion de Sartre sur lui est d’importance capitale (Saint Genet, comédien et martyr, 1952). Désigné comme voleur à l’âge de dix ans, Genet, avec la force et le génie de l’enfance, décide de faire de cette tare une force et de se constituer en voleur. De sa tare sociale, il fait une profession et, par là, malgré tout, une voie sociale. Il décide de devenir passionnément ce qu’on lui a lancé comme une pierre : voleur et pédéraste. Comédie, certes, mais en même temps chemin de martyre, dont seule la littérature conçue ainsi comme le fait d’écrire le dégagera.


Le marxisme

Dans cette prise de conscience aiguë de l’oppression de l’homme face à l’Autre et aux autres, Sartre ne pouvait pas ne pas se confronter à la pensée marxiste.

Le philosophe se sentait aussi peu attiré par le marxisme que par la psychanalyse : « Si le marxisme et la psychanalyse nous touchèrent si peu [...], ce n’est pas seulement parce que nous n’en avions que des notions rudimentaires : nous ne désirions pas nous regarder de loin avec des yeux étrangers » (Simone de Beauvoir, citée par Francis Jeanson).

Pourtant, le marxisme ne pouvait que fasciner l’écrivain en quête d’authenticité. Cette fascination s’exprime dès 1948 dans les Mains sales, à travers les sentiments pleins d’ambivalence que Hugo, jeune intellectuel, porte à Hœderer, authentique chef révolutionnaire.