Salazar (António de Oliveira) (suite)
Plus que dans les grands courants politiques ou dans les thèses économiques, c’est dans les encycliques du xixe s. qu’il faut chercher l’inspiration de sa pensée. Ce qui caractérise Salazar, c’est une vocation froide et systématique, une soif de pouvoir personnel qui le rend allergique à toute critique. De là l’élimination de toutes les forces capables de lui résister. Solitaire, le dictateur se refusera toujours à désigner un successeur, sous prétexte de ne pas ajouter ses propres ennemis à ceux que le dauphin présumé aurait déjà.
Salazar n’est nullement l’homme des foules : peu de personnes peuvent se flatter de l’avoir approché. S’il règne en maître absolu sur le Portugal, il n’aura jamais cet impact psychologique qui, en Allemagne ou en Italie, favoriseront l’ascension des dictateurs. D’ailleurs, par ses origines et même par certaines méthodes, son régime est fort différent de celui d’un Hitler, d’un Franco ou d’un Mussolini. Salazar n’a pas conquis le pouvoir, on le lui a offert ; il est vrai que, par la suite, il a tout fait pour le garder. Le salazarisme est aussi fort différent de la dictature militaire qu’il a remplacée. Même ministre des Forces armées, Salazar restera toujours un civil, étranger à l’armée. Quelles que soient les ouvertures qu’il a sur le monde, il reste avant tout un Portugais. Il ne quittera jamais le Portugal continental : si les présidents de la République feront des tournées dans les provinces d’outre-mer, le président du Conseil ne visitera même pas les Açores. Les rares fois où il sortira de son pays, ce sera pour rencontrer Franco à La Corogne, à Ciudad Rodrigo, puis à Séville.
Le Portugal, on pourrait, en schématisant, dire que Salazar le gère pendant quarante ans comme un père de famille autoritaire et traditionaliste, qui, certes, le maintient à l’abri des guerres, mais qui le laisse tel qu’il l’a reçu. De là, jusqu’en 1953, le refus de toute innovation et l’accent mis délibérément sur la solidité de la monnaie, fût-ce au détriment de l’essor économique du pays.
Pour le nouveau ministre des Finances, la première tâche, en effet, est d’équilibrer le budget et de restaurer la monnaie. La dette en 1928 est de 2 046 000 contós, et la valeur de l’escudo, qui a perdu 65 p. 100 de sa valeur-or entre 1891 et 1926, a encore baissé sous la dictature militaire. Dès 1929, au prix de nouveaux impôts et de sévères économies, dont lui-même donne l’exemple, Salazar réussit à présenter un budget en équilibre. En 1931, l’escudo retrouve sa convertibilité en or. En 1934, la dette flottante est résorbée. Quand la Grande-Bretagne suspend la convertibilité de sa monnaie, le Portugal doit l’imiter, mais l’escudo reste quand même une des monnaies les plus fortes du monde. Toutefois, ces résultats sont obtenus au prix d’une politique économique étriquée : refus de grands investissements industriels, refus de grands travaux de génie agricole, refus d’investissements scolaires — ce qui rejoint, il est vrai, des préoccupations politiques. Salazar veut conserver au Portugal son caractère de pays agricole. Pour réduire les importations, l’accent est mis sur la production nationale de blé, et ce au détriment de cultures plus rentables. La stabilité de la monnaie n’est acquise qu’au prix d’une contraction du marché intérieur, et le niveau de vie baisse régulièrement jusqu’en 1939. Par la suite, la prospérité engendrée par une habile neutralité pendant la Seconde Guerre mondiale ne profite qu’à une minorité.
La politique extérieure
Cette prudence en matière économique, on la retrouve dans la politique extérieure. Jamais Salazar ne s’engage à fond, et il sait toujours prudemment négocier des virages opportuns. Pendant la guerre civile d’Espagne, ses sympathies vont aux nationalistes espagnols, mais, au début, il se contente d’une aide discrète. Le matériel passe facilement par le Portugal, et des volontaires, les Viriatos, rejoignent l’armée franquiste. En décembre 1937, le Portugal envoie un représentant auprès du gouvernement de Burgos et, cinq mois plus tard, il reconnaît ce gouvernement comme légitime. Mais, en même temps, Salazar maintient les liens traditionnels avec l’alliée privilégiée, la Grande-Bretagne. Après avoir donné des ordres pour défendre les Açores contre qui que ce soit, et surtout contre les Alliés, Salazar y cède des bases à ces derniers en 1943, ce qui lui permet, à la fin de la guerre, de se retrouver dans le camp des vainqueurs.
La seule cause dans laquelle Salazar s’engage à fond, c’est l’anticommunisme. Ses sympathies vont à l’Allemagne hitlérienne pour cette raison, et des volontaires portugais rejoignent les rangs de la División azul espagnole, sur le front russe.
Pendant longtemps, les territoires d’outre-mer ne posent pas de problèmes aux yeux du président du Conseil. Pour lui ce sont des territoires portugais, comme il le déclare le 13 juin 1933 : « L’Angola, le Mozambique et l’Inde sont sous l’autorité unique de l’État exactement comme le Minho ou la Beira. Nous sommes une unité juridique et politique [...]. Par rapport aux autres pays, nous sommes une unité, une seule et la même partout. » Et, de ce fait, l’outre-mer est traité comme le continent. C’est sur cette unité qu’insiste Salazar en mai 1956, lorsqu’il affirme : « Une nation s’est ainsi constituée aux quatre coins du monde, mais dont toutes les parties sont institutionnellement et psychologiquement portugaises. Pour le Mozambique et l’Angola, par exemple, la question ne se pose pas de savoir s’ils sont autonomes ou non. Ils sont plus que ça. Ils sont aussi indépendants que l’indépendance de la nation. » Façon de nier un problème qui se posait au moment où, la décolonisation s’accélérant, les autres pays européens énonçaient à leurs empires africains.
La stabilité
Si le vieux chef maintient ferme ses positions, le pays change à un rythme accéléré. Une émigration massive met les Portugais en contact avec les autres pays, et la comparaison, même dans l’Espagne voisine, n’est pas toujours à l’avantage de la mère patrie. Surtout, c’en est fini du mythe du domaine agricole bien géré. Dans une pareille perspective, la mise en place du premier plan de développement en 1953 marque la faillite de la politique imposée jusque-là. Le Portugal commence à s’industrialiser, fait appel à des capitaux étrangers, accepte ce que Salazar a refusé jusque-là.