Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Saint-Simon (Claude Henri de Rouvroy, comte de)

Philosophe et économiste français (Paris 1760 - id. 1825).



Un contestataire

Les parents de Claude Henri vivaient difficilement de leurs exploitations rurales près de Péronne et en étaient réduits à solliciter des pensions de la monarchie. C’est sans doute dans ce milieu étriqué que Claude Henri a puisé le mépris d’une aristocratie oisive et improductive qui animera ses écrits. Dès sa prime enfance, il aurait été un contestataire, puisque, en 1773, il aurait catégoriquement refusé de faire sa première communion. A-t-il été l’élève de d’Alembert ? Souvent l’ombre de l’Encyclopédie se profile derrière lui. En rupture avec sa famille, devenu officier en 1777, il part, comme capitaine, avec son régiment, pour les Antilles en 1779. Il est « insurgent » — mais derrière Rochambeau, c’est-à-dire au service du roi, et non pas derrière La Fayette — comme volontaire. Il participe au siège de Yorktown, puis est blessé et fait prisonnier par les Anglais. Plus tard, mais plus tard seulement, il dira qu’il a participé à une campagne « pour la liberté industrielle de l’Amérique ». N’est-ce pas projeter rétrospectivement sur ces années des idées qui ne sont pas encore les siennes ? Après avoir été mêlé à d’obscures négociations néerlandaises qui tendent après le traité de Versailles en 1783 à reprendre la guerre contre l’Angleterre, il part en congé et visite l’Espagne. Son horizon s’est élargi. On le voit former le projet d’un canal reliant Madrid à la Méditerranée : première idée d’un de ces grands travaux publics dont la réalisation sera l’un des traits permanents du saint-simonisme. Mais le projet n’aboutit pas. De ce voyage, il reste cependant les relations établies avec un aventurier allemand, le comte de Redern.


Pendant la Révolution française (1789-1799)

Claude Henri de Saint-Simon n’avait été qu’effleuré par la révolution d’Amérique. Il est bien autrement marqué par la Révolution française. Son premier mouvement, après la prise de la Bastille, est de s’adapter au nouveau régime qui se cherche. Il abjure son état nobiliaire comme d’autres l’état ecclésiastique, troque son nom compromettant contre celui de Claude Bonhomme, achète en gros et revend en détail des biens nationaux en Picardie. Il est alors en relation avec la banque Perrégaux, qui finance ce genre d’opérations. Mais, quand viendra l’heure de la liquidation, Redern y trouvera plus de profit que Claude Bonhomme.

Entre-temps, Saint-Simon a connu quelques sérieux ennuis. Malgré son adhésion à diverses sociétés populaires, à Cambrai et à Péronne, il est emprisonné de novembre 1793 à juin 1794. C’est la chute de Robespierre qui entraîne sa libération. Que lui reprochait-on ? La chose demeure obscure. Peut-être son activité immobilière et ses spéculations. Peut-être son origine, que le pseudonyme masquait insuffisamment.


De nouveau étudiant à quarante ans

À partir de 1798, alors que dans la société du Directoire certains ne pensent qu’à une vie de jouissance, Saint-Simon veut apprendre. Il suit des cours, le plus de cours qu’il peut, à l’École de médecine et à l’École polytechnique. Il lit énormément. Il traite à sa table des savants en renom, G. Dupuytren, L. de Lagrange, G. Monge. Un grand dessein semble dès lors l’habiter : il songe à faire une nouvelle Encyclopédie. Celle qu’ont dirigée Diderot et d’Alembert lui paraît en effet dépassée. En cinquante ans, le progrès scientifique a marché à pas de géant ; l’Ancien Régime s’est écroulé. Mais sur ces ruines, il reste à bâtir une nouvelle société qui ne doive rien au catholicisme ni au kantisme.

Le Consulat ne s’est pas encore mué en Empire que Saint-Simon publie après un voyage à Genève sa première œuvre importante : Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains (1803). Il y critique la Révolution. La bourgeoisie a triomphé sur deux fronts : elle a détruit la féodalité ; elle a barré aisément la route au quatrième état, trop ignorant. Mais le pouvoir des riches doit être fondé sur la capacité. Faute de quoi, on serait fondé à exiger d’eux un autre travail social. Ce n’est pas là cependant l’idée fondamentale de l’opuscule. Saint-Simon souhaite la création d’un pouvoir spirituel qui s’établisse au-dessus des gouvernements des États et leur fasse équilibre dans chaque pays. Une religion de la science se substituerait ainsi au catholicisme. C’est la première ébauche, bien timide encore, d’un gouvernement supra-national qui vers 1920 le fera parfois considérer comme un précurseur de la Société des Nations et des institutions genevoises.

Mais voici que de nouvelles difficultés s’abattent sur Saint-Simon. Il semble avoir dilapidé ce qu’il avait d’argent en largesses inconsidérées. En 1807, il en est réduit à travailler comme copiste au mont-de-piété. Un de ses anciens domestiques, Diard, qui a pitié de lui, le recueille. Mais Diard meurt. Désormais, la gêne ne cessera de peser sur la vie de Saint-Simon.

Il parvient cependant à écrire. De ce qu’il publie alors, espère-t-il la notoriété et la richesse ? Il semble avoir été assez mal vu par la police impériale. Il profite du relatif libéralisme du début de la première Restauration pour publier — avec le concours du jeune Augustin Thierry, qui a été son élève et reste son secrétaire — De la réorganisation de la société européenne (1814), qui préconise dans chaque État un parlementarisme imité de la Grande-Bretagne et, au-dessus des Parlements nationaux, un Parlement européen.

En 1815, avec Benjamin Constant, il se rallie au régime qui ne durera que « cent jours » et accepte un poste de bibliothécaire à la bibliothèque de l’Arsenal. Waterloo entraîne sa révocation. Le voilà dans l’opposition aux Bourbons : en juin 1820, pour avoir manifesté contre la loi du double vote, il est un moment arrêté.


Pour un parti national d’opposition, appuyé sur les producteurs

À l’« aristocratie nobiliaire », qu’elle soit d’Ancien Régime ou d’Empire, Saint-Simon oppose les propriétaires nouveaux que sont les acquéreurs de biens nationaux. Ce « parti national », il va bientôt vouloir le renforcer de l’aide de tous ceux qui produisent. Dans la revue l’Industrie, publiée irrégulièrement de décembre 1816 à mai 1818, il énonce les grands principes de la philosophie à laquelle il est arrivé. L’industrie, c’est le travail quel qu’il soit, guidé par l’intelligence humaine, qu’il soit manuel ou intellectuel, agricole, industriel ou commercial. Pour lui, le terme industriel a le même sens que le terme producteur. Le paysan qui travaille est un producteur qu’il faut protéger contre le propriétaire rentier. C’est sur tous ces producteurs qu’il faut reconstruire la société nouvelle, contre ceux qui possèdent sans travailler, que ce soit des propriétaires non exploitants ou des actionnaires vivant de dividendes.