Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Rome (suite)

L’Italie et Rome

Au regard de ces provinces laborieuses, l’Italie apparaît, pour la plus grande partie, déserte ; elle est découpée en grands domaines d’élevage extensif, que possèdent les sénateurs, obligés de placer une partie de leur fortune en terres italiennes. Quant à la capitale, elle aussi contraste avec les provinces, dont elle est en quelque sorte le revers. Par la fiscalité, l’annone, elle se nourrit, en parasite, du produit du reste de l’Empire. Le ier s. est celui de la « décadence » des moralistes classiques. La convergence des richesses prises au monde, d’une monarchie de parvenus et d’une populace désœuvrée fait de Rome le foyer d’un luxe délirant, d’une débauche légendaire, d’un parasitisme sordide. Les enrichis, fiers de leur réussite, mènent la vie caricaturée par Pétrone dans le Satiricon. Les pauvres ramassent les miettes, vont regarder mourir les condamnés, les gladiateurs et les fauves à l’amphithéâtre, consacrent une partie de leur temps à la relaxation que procurent les séjours dans les thermes publics ou privés. Ce tableau prête le flanc aux descriptions mal intentionnées des historiens des empereurs (Suétone) et a provoqué depuis maints commentaires sur ces comportements primitifs sommairement plaqués de luxe, plus que de civilisation. C’est le cœur d’un problème d’histoire des mentalités : on a peine, aujourd’hui, à comprendre que Sénèque soit le seul des Anciens à avoir pris conscience — et une conscience très limitée — des tares morales de son époque.


L’élargissement de la cité

Il faut dire que les siècles ont passé depuis le temps des frugaux ancêtres. Le monde romain est le cadre d’un vaste brassage de population. Les Italiens sont partis pour l’Orient et l’Occident. Les esclaves orientaux se sont enracinés à Rome. Affranchis, ils ont monté dans la hiérarchie sociale. L’attribution du droit de cité à tout l’Empire, en 212, sanctionne le résultat de ce chassé-croisé. Mais tous se sentent, en définitive, animés d’un patriotisme romain destiné à survivre longtemps.

Aux ier, iie et iiie s., la place de l’Orient dans l’Empire est devenue singulièrement importante. C’est de l’Orient lointain que des caravanes apportent des produits exotiques. C’est sur les rives de l’Euphrate que les légionnaires vont monter la garde face aux Parthes, puis aux Sassanides*. C’est de Syrie que viennent les marchands, dont les colonies sont établies dans chaque port de l’Empire. C’est de l’Orient que viennent les novations en matière religieuse.


Les religions orientales et le syncrétisme païen

La religion traditionnelle n’est pas morte, mais elle s’incorpore trop étroitement à l’État ; le culte est trop officiel, et le rituel trop archaïque, trop inexplicable même pour les Romains de l’Empire. Les classes cultivées ne lui accordent plus leur crédit. Les classes populaires se sont tournées vers d’autres dieux, dont le culte présente des aspects mystiques. C’est en particulier le cas des religions importées d’Orient, véhiculées par les marchands et les esclaves, adoptées par les marins, les soldats, favorisées par certains empereurs. Le culte d’Isis* et de Sérapis se propage en colportant tout un folklore exotique venu d’Égypte. Le culte d’Attis est introduit officiellement sous Claude, pour se joindre à celui de Cybèle*. Mithra*, originaire d’Iran, tient une place étonnante dans les pays où sont casernés les soldats. En outre, la variété des attitudes humaines se traduit par l’athéisme de quelques esprits forts, par les tendances panthéistes ou monothéistes de certains, par la superstition indéfectible de la masse. Les empereurs ont sévi occasionnellement contre les propagateurs des superstitions, expulsant les astrologues et les charlatans, comme le furent aussi les « philosophes », assimilés aux autres perturbateurs ou rivaux de la religion traditionnelle. La spéculation sur la nature des dieux passionne les platoniciens et les gnostiques du iie s. Les tendances syncrétiques qui paraissent épurer le panthéon gréco-romain et oriental s’accentuent au iiie s., et les préférences personnelles des empereurs font presque apparaître un dieu officiel suprême, qui pourrait être Jupiter ou le Soleil, ou la synthèse des deux : en pays grec, Zeus-Hélios-Sérapis est qualifié de dieu unique.

Le judaïsme* se situe en marge, bien que ses exégètes aient été contaminés par l’hellénisme et la philosophie platonicienne. Son caractère national s’est estompé par le prosélytisme des Juifs auprès des païens, prosélytisme favorisé par leur dispersion même, leur diaspora, qui les a répandus dans les villes. Après la révolte de Judée, réprimée par Vespasien et Titus, et les révoltes juives de 115 et de 135, la dispersion s’accentue. L’attitude du pouvoir romain à l’égard des Juifs est complexe : respect de principe pour une religion nationale, sanctions à la suite des révoltes nationalistes. Les Juifs ont cependant édifié librement leurs synagogues, et leur omniprésence a ouvert la voie à l’expansion du christianisme.

Le christianisme* apparaît en quelque sorte en pointillé. On a énormément écrit sur les témoignages de sa manifestation à Rome et en Italie au ier s. Il existe une grande différence entre la vision chrétienne de la question et l’optique des textes païens, qui se limitent à d’expéditives allusions à une nouvelle secte. C’est en Asie Mineure que les chrétiens se multiplient en premier lieu. À Rome, la persécution néronienne attire l’attention sur eux. Pline le Jeune, gouverneur de Bithynie, se demande quelle attitude prendre à leur égard. Leur cas est embarrassant : ils refusent de considérer l’empereur comme un dieu, ce qui est très grave, mais on les reconnaît, au demeurant, honnêtes gens. Dans la foule, les chrétiens ont des ennemis, qui les accusent d’adorer un dieu à tête d’âne, de se livrer à des orgies secrètes et qui sentent confusément la menace qui pèse sur le paganisme. Juridiquement, leur position est mauvaise : le seul fait d’être chrétien est, en soit, une faute. L’attitude des empereurs est variable, tantôt tolérante, en dépit de la législation (ce qui explique que des lieux de réunion publiquement connus aient été nombreux), tantôt persécutrice, comme la population elle-même, occasionnellement coupable de pogroms (Lyon, 177). Au iiie s., le christianisme est florissant. Il est présent dans toutes les régions peuplées et civilisées de l’Empire. On bâtit des églises. La théologie et l’apologétique bénéficient de la plume agile de Tertullien, de Clément d’Alexandrie. Et tout cela à la veille de persécutions nouvelles (Decius, 249 ; Dioclétien, 330), qui obligent les chrétiens à utiliser plus que jamais le refuge des catacombes. Le siècle est d’ailleurs celui de la crise, des troubles, de la terreur, et les chrétiens ne sont pas les seuls à souffrir.