Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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roman (suite)

Ce souci de l’individualisation va transformer le roman historique en histoire romancée. Par leur aspect et leur ton de journal intime, les Mémoires d’Hadrien (Marguerite Yourcenar, 1952) donnent une forme nouvelle au roman historique, mais en personnalisant l’histoire : les problèmes de l’homme d’État, enfermé dans la solitude du pouvoir, sont les mêmes à travers toutes les époques. Le personnage représentatif, tel que le récusent Henry James, Proust, Joyce, Virginia Woolf, Gide* et l’école du nouveau roman, est rétabli dans tous ses droits par Sigrid Undset (Kristin Lavransdatter, 1920-1922) ou Nevil Shute (le Testament). Retracée avec précision, l’histoire est néanmoins fondue dans le creuset d’une subjectivité. Le célèbre Autant en emporte le vent (Margaret Mitchell, 1936) place des individus romanesques (des cas psychologiques) dans un moment historique crucial : la guerre de Sécession.

En un sens, le roman d’information joue maintenant le rôle du roman de formation au xviiie s. car les « romans-documents » (De sang-froid, de Truman Capote*, 1966 ; Treblinka, de J.-F. Steiner, 1966) instaurent un nouveau mode de « comme si » directement greffé sur l’écriture du reportage. L’histoire est mise au présent. Des faits réels (très récents et qui traduisent le plus souvent l’horreur de la Seconde Guerre mondiale ou les violences qui marquent notre société) sont représentés par un écrivain. Reporter invisible, celui-ci voit et communique au lecteur une situation historique réelle en mettant en scène les individus qui la vécurent, mais que l’histoire et le journalisme officiels ont négligés. L’auteur du « roman-document » explicite en effet les conduites de ces obscurs artisans de la réalité historique. Ainsi, dans De sang-froid, Capote reconstitue avec patience toute l’histoire d’un crime. Il retrace aussi bien la condition psychosociale des victimes que celle des meurtriers, qu’il a interrogés longuement dans leur prison.

Ici encore est en cause le personnage romanesque. Le « romancier d’information » applique une optique balzacienne à des éléments vrais (et ponctuels) parce que le monde réel est trop complexe pour être embrassé par un Balzac, et surtout par ce que la sociologie, l’économie, l’histoire, la psychanalyse ont ravi à « Balzac » ou à « Zola » l’essentiel de leur mission : expliquer des hommes dans leur milieu.

• De Sherlock Holmes aux « thrillers ». Edgar Poe, comme Baudelaire, détestait la « vie moderne », mais en traduisait les signes dans ses œuvres. Si les Histoires extraordinaires tendent essentiellement à sauver l’intelligence et l’art dans un monde livré à la matière, l’intelligence esthétique de Poe concerne cependant ce monde. Le meilleur exemple en est le dandysme intellectuel du policier amateur Dupin. Au cours d’une trilogie (Double Assassinat dans la rue Morgue, la Lettre volée, le Mystère de Marie Rogêt), on voit Dupin résoudre le mystère (montrer comment le crime fut accompli) par ses seules déductions, à partir de quelques indices. Le récit policier était fondé, avec la double opposition qu’il met en jeu de nos jours encore : d’une part, un groupe (un corps) de policiers est opposé à un individu disposant des seules armes et ressources de son esprit ; d’autre part, cette opposition entre la police et un détective entraîne une permutation entre des faits apparents et des faits secrets : ce que ne voit pas la police est au contraire manifeste aux yeux du détective, et les évidences qu’avait cru déceler celle-ci constituent une énigme pour celui-là. Là où la police croit devoir recourir à l’induction, le détective pratique le raisonnement déductif, et inversement.

Du modèle narratif établi par Edgar Poe, Conan Doyle fera un véritable genre. À travers les exploits de Sherlock Holmes, puis des enquêtes d’Hercule Poirot (Agatha Christie, le Meurtre de Roger Ackroyd) ou encore des aventures du « Saint » (Leslie Charteris) se dessine un système à la fois sociologique et romanesque. Ce système a pour base un surindividualisme, et il s’articule selon un jeu (complexe, et pourtant très mécanique) entre la légalité et la légitimité.

La situation initiale du roman policier est moins le crime proprement dit que la menace de crime, ou la menace que fait peser sur certaines personnes un crime accompli. Ou bien on doit s’attendre à ce que le criminel frappe de nouveau, ou bien on voit la police accuser un innocent (le vrai coupable fait souvent en sorte qu’il y ait un faux coupable), ou bien encore la non-détection de l’assassin prive un innocent de ses droits à l’héritage de la personne assassinée. En général, ces trois situations sont conjointes, s’emboîtant les unes dans les autres. Or, la menace vise des êtres privilégiés, qui font appel, pour la conjurer, à un détective privé parce qu’ils n’ont pas ou n’ont plus confiance en une police officielle destinée à secourir toutes les victimes, comme à poursuivre tous les criminels. Un triangle se constitue, dont trois êtres exceptionnels tiennent les sommets : au client fortuné correspond le détective privé aux forts honoraires (encore que, parfois, tel le grand médecin, il porte secours à des déshérités), et ce détective surindividualisé par ses talents devra avoir un adversaire à sa mesure en la personne d’un criminel exceptionnel. Le crime en apparence parfait, qui déclenche toutes les intrigues du « detective-novel », s’accomplit dans une société parfaite, où le mal est commis par une intelligence supérieure qui sera pourtant dominée par plus fort qu’elle encore. L’argent est un enjeu qui ne doit revenir au bien (à l’innocence) que par la médiation d’une victoire tactique, due à un esprit d’exception. La sursingularité caractérisant le roman policier se manifeste en particulier dans le thème classique de la « chambre close », où nul n’a pu entrer, et où quelqu’un a cependant commis un crime.

L’intrigue policière se joue et se dénoue en fonction de deux pôles : le légal, le légitime. Au policier légal fait pièce le détective légitimé par son intelligence. Dans la plupart des cas, l’assassin tue pour frustrer légalement d’une fortune son bénéficiaire légitime. Cet assassin, qui croit avoir légitimé son forfait par l’intelligence avec laquelle il l’a commis, sera livré à la police légale par le détective dans lequel cette police voyait un rival illégitime.