Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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roman (suite)

• Le Bildungsroman. À certains égards, le roman de formation sera complémentaire du récit picaresque. Celui-ci révélait combien l’édifice social et les puissants qui le maintenaient dans l’injustice s’avéraient vulnérables à l’intelligence, à la lucidité d’un observateur obscur. Le roman de formation (Bildungsroman) voudra démontrer que cette société, en dépit de ses tares, s’oriente vers le bien et le bonheur, en raison des courants progressistes qui la parcourent. Représentatif de la philosophie des Lumières, le roman de formation sera à la fois matérialiste et idéaliste. Le héros doit faire l’apprentissage de l’existence telle qu’elle est aujourd’hui afin de pouvoir, par cette expérience, préparer, sinon construire, la société juste de demain. Cette nécessité d’une éducation (d’une expérimentation des rapports humains réels), Hegel la soulignera dans son Esthétique : « Moderne épopée bourgeoise », le roman est un ouvrage de réconciliation et d’harmonie humaines. L’individu (le héros de roman) doit en effet apprendre à participer, même au prix de grands sacrifices affectifs, à la matérialité du monde.

Cette philosophie de la solidarité (les hommes sont solidaires par nature avant de l’être au nom de la morale) sera illustrée par les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe qui restent le modèle du genre. Longue, lente (tout détail de la vie a son importance), l’œuvre constitue une somme de connaissances dont le héros est le réceptacle. « Le héros de roman », écrit Goethe dans Wilhelm Meister, « doit être passif, ou du moins ne pas être actif à un haut degré. Grandison, Clarisse, Paméla, le vicaire de Wakefield, Tom Jones lui-même sont des personnages sinon passifs, du moins retentissants, et tous les événements se modèlent en quelque sorte sur leurs sentiments. » En effet, les personnages des romans du xviiie s. doivent choisir entre agir et savoir, et ils penchent pour la connaissance, pour l’expérience. Ce n’est pas le cas du Paysan parvenu (1735), mais c’est celui de la Vie de Marianne (1731-1741) de Marivaux, où le « picaresque » et l’« éducation » semblent être à égalité. La sagesse (ironique) et l’expérience (individuelle) racontées par L. Sterne* dans Tristram Shandy (1759-1767) se forment dans la tranquillité. Même Robinson Crusoé est un héros non moins encyclopédique qu’actif, et la passivité connaissante caractérisera le héros de la Nouvelle Héloise, dont l’enfance n’a pas eu le bonheur d’être éduquée selon l’Émile, ce pré-roman de formation. On voit que le Bildungsroman revêt des formes narratives très diverses. Or, comme le verra Hegel, la Bildung romanesque implique une douloureuse adaptation des élans du cœur à la réalité socio-historique : la deuxième partie de Wilhelm Meister sera significativement intitulée « les Renonçants ».

Durant un siècle, le renoncement d’un individu à ses désirs se justifie par la perspective d’une unité (à réaliser, mais déjà esquissée) de l’humanité. Quand les espoirs des lumières se seront heurtés à l’ordre capitaliste décrit par Balzac, la passivité du héros de roman changera de sens. Son renoncement devient politique, idéologique, et l’éducation qui lui est permise n’est plus que sentimentale. Le roman de Flaubert comporte une leçon tragique : les individus qui échouent à constituer une société véritablement humaine sont incapables, aussi, de vivre un amour vrai. L’œuvre la plus importante de Dickens*, les Grandes Espérances, sera un roman d’éducation négatif. Tout se passe comme si l’écrivain anglais, n’étant nullement certain de la victoire des idéaux démocratiques, confiait à des personnages enfants, ou adolescents, le soin de jeter un regard acéré (picaresque en un sens) sur l’inhumanité et la laideur du monde des adultes, et leur faisait représenter les seules « espérances » qui soient permises réellement : la pureté et la fraternité dans les rapports de personne à personne.

Jusqu’au premier tiers du xxe s., dit en substance le critique anglais W. Allen (Tradition and Dream, 1964), les romans européens sont des récits de formation. Balzac est cruellement éducatif, surtout dans Illusions perdues, et les Rougon-Macquart constituent une vaste Bildung où la foi en la science se substitue à l’humanisme des philosophes. En fait, le roman européen (et américain) va raconter l’impossibilité de l’éducation. Déjà Flaubert place son lecteur devant un dilemme : ou l’art (et la culture) ou le néant, et ce dilemme apparaîtra de plus en plus inéluctable dans les grands romans publiés après la Première Guerre mondiale. Condamnés à la passivité (à l’observation de soi et d’autrui), les personnages ou les narrateurs de ces œuvres se maintiennent en vie, peut-on dire, grâce à un idéal culturel et esthétique (Proust et Joyce), à moins qu’ils ne poursuivent une vaine recherche de l’authenticité et de la vérité dans un monde privé de sens, jusqu’à ce que l’idée même d’absurdité, seulement pressentie tout au long de leur quête, se présente à leurs yeux dans la lumière de la mort : Kafka, Faulkner, R. Musil* (l’Homme sans qualités), S. Fitzgerald* (Tendre est la nuit). Le premier roman de Kafka, l’Amérique, s’intitulait à l’origine Der Verschollene (« l’homme qui disparut sans laisser de traces »). Ce titre conviendrait à une série de romans qui ne sont plus fondés sur la dualité complémentaire de l’individuel et du social. L’histoire romanesque se déploie dans une Histoire bien réelle, mais que l’écrivain assimile au néant.

Th. Mann aura explicitement restauré le roman de formation avec la Montagne magique. Mais l’écrivain allemand n’a pas caché le sens tragiquement ironique qui marque l’aventure intellectuelle, politique, spirituelle de Hans Castorp dans un sanatorium « enchanté » de Davos. Après sept années de formation, Castorp devra redescendre vers les massacres de la Première Guerre mondiale, dont l’auteur n’ose espérer qu’il sortira vivant afin de pouvoir transmettre aux hommes un message d’humanisme libéral : en 1925, cet humanisme ne peut plus faire l’objet que d’un acte de foi. L’idée de continuité dans le progrès avait fondé le roman d’éducation et ses dérivés. Il est remarquable que J.-P. Sartre n’ait pas achevé ses Chemins de la liberté, où il exposait la difficile désaliénation d’un intellectuel petit-bourgeois. Cet inachèvement signifie sans doute que certaines perspectives politiques se sont effacées, ou du moins brouillées. Nous pensons qu’il faut aller plus profond, et que le roman d’éducation de Sartre fut interrompu parce que l’idée même de valeur était suspecte à l’écrivain.