Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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roman (suite)

Cette conception du roman comme totalité textuelle, unie par des rapports complexes à tel aspect d’une société et d’une culture, est relativement nouvelle. Au xxe s. seulement, des spécialistes des problèmes littéraires ont pu écrire, tels R. Wellek et A. Warren (Theory of Literature, 1949), qu’un personnage romanesque « n’est rien d’autre que ce qu’il dit ou que ce qu’on écrit sur lui dans l’œuvre ». Longtemps, on s’était évertué à classer les romans par « sujets », ou selon leurs « contenus », ou en fonction de leur « réalisme », ou encore en considérant leur « morale ».

Il y a sans doute des types de roman fondés sur de grands phénomènes socioculturels et socio-affectifs. On en voit de premiers exemples dans les grandes narrations romanesques qui, en France, en Chine, en islām, laïcisent, vulgarisent l’épopée et le poème lyrique, réalisant ce que Hugo attendait du drame romantique : confronter le sacré et le profane, le sérieux et le comique, les beaux sentiments et les vrais désirs. Nous ferons leur place aux romans picaresque, historique, policier, et au roman d’éducation, car ce sont des structures narratives traduisant des schémas sociologiques et culturels particulièrement nets. Mais parler de romans psychologiques, autobiographiques, réalistes, sentimentaux, exotiques, paysans, régionalistes ne peut prêter qu’à confusion. Balzac n’est pas moins psychologue que Proust, qui est autant sociologue que Balzac. Rêve dans un pavillon rouge (Chine) et les premiers « journaux intimes romanesques » japonais sont aussi « subtils » et « réalistes » que les Liaisons dangereuses. Non pas l’exotisme, mais la psychologie caractérise les récits de Pierre Loti. Maupassant*, dans la préface de Pierre et Jean, et H. James, dans The Art of the Fiction, ont bien souligné que peu importe le sujet du roman, dans la mesure même où ce sujet est toujours imposé à l’écrivain par la société et par telle zone de culture. L’essentiel réside dans l’écriture et la composition de l’œuvre. En 1928, Abel Chevalley considérera le roman comme une « narration en prose d’une certaine étendue ». Cette définition, due à l’avènement des arts non figuratifs, n’était guère pertinente, mais avait le mérite de poser le problème à son véritable niveau : celui du texte.

Présente plus d’intérêt la querelle qui eut lieu, en France surtout, de la fin du xvii es. au dernier tiers du xviiie et qui préluda à la reconnaissance du roman comme genre spécifique. Cette dispute concernait essentiellement la valeur morale du romanesque. Si l’on se réfère à l’introduction de Daniel Mornet (1925) à la Nouvelle Héloïse, il s’agissait de savoir si la fable, la fiction romanesques (entraînant le lecteur dans des mondes idéaux) étaient plus efficacement morales que les romans qui représentaient la réalité humaine concrète, avec ses « vices ». En définissant le récit romanesque comme une « histoire feinte d’aventures amoureuses, écrite en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des lecteurs », Mgr Huet avait mis l’accent sur l’ambiguïté morale du romanesque : plaisir, mais éducation. Dans la grande querelle suscitée par cette ambiguïté (de 1690 à 1760 environ), les partisans du réalisme eurent de plus en plus l’avantage. Ils accusaient à bon droit les tenants de la « fable » de plonger le lecteur dans cette source de toutes les immoralités qu’est la rêverie ou l’illusion. L’abbé d’Aubignac (Conjonctures académiques sur l’Iliade, 1715) verra d’ailleurs le danger représenté par des héros de roman si parfaits qu’ils en sont « inimitables ». Et, pour justifier le contenu de ses Mémoires et aventures d’un homme de qualité (1728), l’abbé Prévost* pouvait soutenir que la seule morale valable procédait de l’expérience, le mauvais exemple étant le meilleur des exemples. En outre, le roman réaliste rejetait la responsabilité de certaines fautes sur l’injustice de l’ordre social. Toute peinture exacte du réel est morale, tel est le sens de la victoire des tendances réalistes (Diderot, Marivaux*, Prévost), consacrée en 1761 par la publication de Julie ou la Nouvelle Héloïse. En effet, le roman épistolaire de J.-J. Rousseau* traitait de sentiments vrais et actuels dans un monde exactement historique.

Cependant, le vrai et le réel exprimés par Saint-Preux et par Julie relevaient d’une idéologie. En montrant comment le désir d’un individu se heurte à un système social hiérarchisé, puis comment Saint-Preux, au spectacle d’une communauté laborieuse où règne l’esprit de justice, sublime son amour pour Julie, Rousseau illustrait et résumait l’humanisme des Lumières, selon lequel la nature, la société et l’histoire progressaient conjointement dans le sens du bien et du bonheur. Ainsi, la Nouvelle Héloïse représente et explicite une vision du monde comme l’a fait Don Quichotte, comme le fera Guerre et Paix. De semblables romans, par leur contenu ample et complexe, par leur composition cohérente, ne révèlent pas seulement les aspects (les formes) d’une organisation sociale ; ces œuvres traduisent aussi, et formalisent, les impératifs moraux, les aspirations, les idéaux qui caractérisent les niveaux supérieurs de cette organisation et en fonction desquels les personnages principaux « voient » le monde, l’histoire, la vie sociale. La Nouvelle Héloïse exprime une seule vision du monde, mais Don Quichotte en représente deux, qui sont incompatibles : l’une héroïque (anachronique), l’autre bourgeoise (actuelle). Un conflit entre deux visions du monde est également mis en scène par Tolstoï* dans Guerre et Paix.

Les visions du monde qu’il traduit constituent l’une des structures fondamentales du roman, écrivit en substance G. Lukács* dans la Théorie du roman (1920). Toute analyse structurale est une analyse sémantique : elle tend à déceler des rapports nécessaires entre des formes et des sens. Un grand problème sémantique a préoccupé G. Lukács. Il s’est demandé comment le récit romanesque (dérivé du récit épique) signifiait la pensée d’une société. Cependant, le structuralisme de Lukács est avant tout socio-historique et philosophique. La « forme » considérée par Lukács est principalement celle du personnage, qui révèle au lecteur le « sens » d’une société. En revanche, les diverses méthodes structurales appliquées aujourd’hui à la littérature (et particulièrement aux faits narratifs) la situent au niveau du langage, tant au sens strict du terme (en s’inspirant des notions et des méthodes de la linguistique structurale) qu’à son sens large, lorsque l’analyste étudie comment les faits sociaux, psychologiques, idéologiques, culturels « parlent » à travers une texture littéraire.