Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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révolution (sociologie de la) (suite)

Les facteurs éthiques

Par éthique, on entendra tout comportement qui fait intervenir à quelque égard un jugement de valeur ou encore tout comportement qui découle d’une décision arbitraire ; à ce titre, toute action humaine a un côté éthique, aussi bien quant aux fins qu’aux moyens.

Les fins que peuvent se fixer les hommes en société sont en nombre limité. On distinguera : les valeurs religieuses, qui font référence à la quête de l’absolu et du sens ultime de la vie ; les valeurs politiques, qui ont trait à l’exercice du pouvoir ; les valeurs économiques, qui visent les richesses ; les valeurs militaires, qui convoitent la gloire ; enfin les valeurs ludiques, qui désignent le plaisir. Ces valeurs coexistent dans toute société, mais elles entretiennent nécessairement des conflits entre les groupes qui les portent. En temps normal, le conflit aboutit à des compromis qui reflètent le rapport des forces. Il arrive, cependant, que certaines valeurs tendent à l’exclusivité et rejettent les autres à la périphérie. Il s’ensuit des mouvements de réaction et de compensation à tendances révolutionnaires. Ainsi, la compression des valeurs religieuses en Occident à partir du xviiie s. semble avoir entraîné un déplacement sur les valeurs économiques et politiques, et l’on entre en politique et en révolution comme autrefois on entrait en religion. De même, le mépris excessif des valeurs économiques en période d’exaltation révolutionnaire conduit à des réactions qui peuvent être brutales.

La même incertitude règne sur les moyens. Même lorsqu’on s’est entendu sur les fins à réaliser, des divergences peuvent apparaître sur les moyens. Ainsi, lorsqu’un statu quo quelconque est menacé, deux stratégies sont possibles : ou bien l’on décide de s’opposer par la force au mouvement perturbateur, ou bien l’on tente de le capter en l’accompagnant. Or, il n’y a aucune possibilité, a priori, de décider de l’excellence des moyens. Cela tient à la nature de l’action humaine, hors d’état de juger à l’avance des conséquences ultimes de ses décisions. Il s’ensuit que des conflits apparaissent continuellement au sein même de l’élite dirigeante sur les mesures à prendre. Pour peu que ces mesures touchent à des questions vitales, la division peut menacer la solidarité de l’élite, la paralyser et amener une explosion révolutionnaire. La question de la paix ou de la guerre a été fatale au régime tsariste, puis au gouvernement provisoire russe ; celle de la décolonisation a amené la chute de la IVe République. Jusqu’à présent, la pomme de discorde était généralement un problème précis : suffrage restreint ou suffrage universel, pouvoir personnel ou régime parlementaire, guerre ou paix, empire ou décolonisation... Depuis quelques années, les partages semblent s’approfondir et viser le sens même de la vie en société, du moins en Occident. Trois grandes orientations paraissent se dessiner : la fuite en avant, dans le sens d’une rationalisation et d’une efficacité croissantes de la société industrielle ; la prise en compte des coûts sociaux de la croissance, dans le sens de l’humanisation de cette même société ; le refus de la société industrielle, de ses contraintes et de ses réussites. Ces trois orientations pourraient se transformer en trois politiques cohérentes : technocratique, humaniste et libertaire. Il est possible ou probable qu’elles sont présentement à la recherche d’elles-mêmes et qu’elles sous-tendent les grands combats de notre temps.


Systèmes politiques et révolutions

Du point de vue qui nous intéresse, deux types de régimes politiques doivent être retenus : les régimes pluralistes et les régimes monopolistes. Les premiers sont définis par la pluralité des centres de décision (partis, syndicats, groupes de pression...) et par des lois constitutionnelles qui règlent la concurrence pour le pouvoir. Les régimes monopolistes sont caractérisés par la concentration du pouvoir au bénéfice d’un homme ou d’une équipe (oligarchie, parti, armée...). Concrètement, on en dénombre toute une gamme, depuis le simple régime autoritaire, qui se veut modéré et limité, jusqu’au régime totalitaire et terroriste. La sensibilité de ces deux types de régimes aux assauts révolutionnaires est très différente.


Les régimes pluralistes légitimes

Les régimes pluralistes légitimes (c’est-à-dire reconnus par la majorité pendant un laps de temps suffisant pour vérifier les mécanismes de transmission du pouvoir et s’être heurtés à des crises profondes) sont les plus stables et les moins sujets aux révolutions politiques. La pluralité des centres de décision fait office de cloisons ignifugées contre la propagation des troubles d’un secteur à l’autre ; l’alternance réglée des équipes au pouvoir permet de trouver une issue légale au mécontentement ; les campagnes électorales, du point de vue des gouvernés, servent d’exutoire aux passions ; la pluralité des opinions et des objectifs qui se développe grâce aux libertés d’opinion, de réunion, d’association et d’expression rend hautement improbable qu’une idéologie et un parti puissent rallier une majorité véhémentement hostile au régime ; la nécessité, qui découle du pluralisme, de parvenir au compromis rend peu vraisemblable que des groupes importants puissent être à ce point lésés dans leurs intérêts que la seule issue possible reste la subversion ; enfin, la durée du système lui confère par elle-même une continuité qui l’apparente à la nature et qui enlève toute crédibilité aux menées révolutionnaires.

Au contraire, les régimes pluralistes illégitimes (c’est-à-dire ceux qui n’ont pas connu l’épreuve de la durée) sont fragiles. Issus récemment d’un coup de force ou d’une révolution, ils peuvent ne représenter qu’une fraction, même majoritaire, du pays ; le remplacement d’une élite politique par une autre rejette dans l’illégalité ou la disponibilité l’ancienne élite dirigeante ; même dans le cas d’une révolution largement populaire, les contraintes de la réalité déçoivent les attentes et ne permettent pas de réaliser les promesses. Bref, le consensus général n’est pas réalisé ; à la première crise sérieuse, les clivages ressuscitent, les dirigeants se divisent et les tensions sont réactivées. Pratiquement, le passage d’un tel régime à un autre se fait selon trois modalités. La première est le coup d’État, généralement militaire ou, du moins, avec l’appui de l’armée (par exemple le 2 décembre 1851). La deuxième est l’accession légale ou semi-légale au pouvoir et, dans une phase ultérieure, le bouleversement révolutionnaire (par exemple le nazisme). La troisième est l’invasion étrangère ou l’appui de l’étranger.