Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Restauration (suite)

Autre blocage d’importance : la psychologie paysanne. C’est que dans les campagnes l’autoconsommation domine largement. La raison d’être de l’exploitation est de nourrir la famille — souvent étendue — et de régler les prestations du bail. Le but de l’existence est d’acquérir une terre, de maintenir ou d’arrondir le patrimoine. Pour les plus chanceux, l’accession à la propriété, voire à une certaine aisance, n’a été obtenue qu’à force de privations et de calculs sordides et il est hors de question de modifier le fragile équilibre économique par des nouveautés chimériques.

De plus, le nouveau régime maintenant le Code civil, les partages successoraux favorisent le morcellement. On compte plus de 10 millions de cotes foncières en 1826, dont 80 p. 100 correspondent à des exploitations inférieures à 5 ha. La pression démographique aidant, le mouvement s’accélère et entraîne une hausse constante du prix des terres, obligeant lu masse paysanne à recourir à l’hypothèque ou, pis, à l’usure afin de satisfaire sa faim de terre. La grande propriété, en particulier la grande propriété noble, était incapable de favoriser un grand mouvement agronomique. Bien que disposant encore de solides positions dans l’Ouest, en Provence, dans les pays de la Loire et en Vaucluse, elle tend à se fractionner en de multiples exploitations, fermes ou métairies, pour trouver plus facilement preneur. D’ailleurs, la première tentative authentique de réaction contre l’œuvre napoléonienne est la loi dite « du rétablissement du droit d’aînesse » (1825) destinée à stopper le processus de désagrégation d’une des bases sociales et politiques du régime.

La production commercialisée restant très insuffisante et les communications difficiles, les accidents climatiques entraînent, comme sous l’Ancien Régime, des flambées de prix sur les marchés, des attaques de convois de grains, des pillages de boulangeries (1817-18, 1828-29). Le gouvernement a recours à des mesures de police ou à des palliatifs (taxation du pain à Paris). Quant aux importations de blé russe, elles provoquent une levée de boucliers de la part des gros producteurs, bien représentés à la Chambre et soucieux de maintenir des prix élevés.


La condition paysanne

Le monde paysan est très hétérogène. Les propriétaires-exploitants (plus de 3 millions) se divisent en deux blocs à peu près équivalents : ceux qui pratiquent exclusivement le faire-valoir direct et ceux que l’exiguïté de leur lopin contraint à travailler comme fermiers, métayers ou journaliers. Les fermiers et les métayers sont les moins nombreux, pas toujours les plus pauvres. Enfin, la masse des salariés, journaliers et domestiques, exploités et misérables. Il y a loin du père Grandet, « vigneron de Saumur », riche propriétaire établi à la suite d’heureuses opérations sur les biens nationaux, au brassier de Champagne ou d’Auvergne, mal nourri, chargé d’enfants et totalement illettré. La conjoncture économique n’est guère satisfaisante. Depuis 1817, une baisse continue des prix affecte le revenu des producteurs-négociants. En réaction, les propriétaires élèvent le montant des baux et compressent les salaires. La hausse du prix des terres écarte les espoirs de promotion du plus grand nombre. On s’accroche ici et là au terroir, aux traditions séculaires. Le paysan est d’abord un isolé, dont les conditions matérielles sont déplorables. Notre xxe s., avide d’environnement et d’espaces verts, évoque allègrement l’âge d’or des campagnes du siècle dernier, « saines et vigoureuses ». C’est oublier avec inconscience l’effroyable misère qui régnait dans bien des cantons. Les conseils de révision de l’époque font état de nombreuses inaptitudes physiques et de graves infirmités chez les conscrits paysans. Carences alimentaires — l’alcool remplace souvent le pain ou le lait —, absence d’hygiène et consanguinité font des ravages. L’ignorance est générale, même chez les plus aisés, et les témoignages abondent qui font état de la brutalité des mœurs.

Point de politique active, certes, dans cette masse analphabète que le suffrage censitaire écarte d’ailleurs. Il est de bon ton de noter ici et là, pour le déplorer ou pour s’en féliciter, la soumission respectueuse du paysan au châtelain — not’ mait’ —, au notable, au curé. C’est la fidèle Vendée, le Maine, l’Anjou, le Léon. Il n’est pas rare de voir subsister de véritables droits féodaux, comme l’obligation d’offrir des cadeaux à l’occasion des mariages ou des funérailles dans la famille du grand propriétaire. Mais l’apparente passivité des campagnes durant la Restauration ne doit pas faire illusion. Elle n’est d’ailleurs pas générale. La grande conquête de la Révolution pour le paysan, c’est la liberté juridique, solennellement garantie par la Charte. Mais les atteintes aux droits collectifs (droit de parcours, fagotage), comme l’amodiation des communaux, se multiplient durant la Restauration avec l’accord des autorités. C’est porter atteinte au niveau de vie du prolétariat campagnard, farouchement attaché à ces privilèges d’un autre âge. Les délits forestiers sont nombreux et vont du vol de bois au crime contre les gardes. Solidaire dans sa volonté de maintenir ses usages, le peuple paysan l’est tout autant dans sa haine de la conscription, des impôts indirects — les fameux « droits réunis » — et de l’étranger, bourgeois de la ville ou émigré revenu sur ses terres.

Qu’un missionnaire intolérant ou malhabile fasse peser une vague menace contre les biens mal acquis, et la crainte renaît d’un retour des droits féodaux, des corvées ou des galères. La pression démographique et la recherche de ressources complémentaires indispensables entretiennent un courant d’émigration temporaire et saisonnier qui a ses régions et ses itinéraires privilégiés : maçons de la Creuse, travailleurs du bois de Bourgogne et de Champagne vers Paris ; manouvriers cantalous ; colporteurs, ramoneurs, voire maîtres d’écoles savoyards... Mais, entre la ville et la campagne, trop de barrières sociales et psychologiques se dressent encore pour que la circulation des idées, en particulier politiques, aère un peu ce monde fermé et méfiant.